La Volga s’étend paisible comme un chant, et Samara est un temple à la Grande Guerre Patriotique. Atmosphère étrange. Convaincante dans le jeu, l’Uruguay enchaîne une troisième victoire, toujours sans encaisser de but et se prépare donc pour un huitième de finale contre le Portugal.

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Comme toutes les villes en Russie, Samara est encombré de temples plus ou moins intéressants ayant attraits à cette fameuse Grande Guerre Patriotique, également connue comme Seconde Guerre Mondiale ailleurs. J’ai enfin compris la différence entre les deux expressions grâce à de gigantesques dates écrites le long de la Volga : 1941-1945. Tellement plus pratique, cela évite d’expliquer que le Reich et l’URSS était copains comme cochons pour dépiauter la Pologne en 1939. Samara, appelé à cette époque Kouïbychev, a été pendant une bonne partie de la guerre une capitale de repli, suffisamment loin du front pour que les autorités puissent s’y retirer. Staline y a notamment fait construire un bunker pour la direction du gouvernement, le plus profond selon la guide qui nous le fait visiter. À part cette fierté nationale d’avoir un puit super-profond, Samara est aussi la ville où a grandi le jeune Tolstoï. Sa maison est maintenant l’objet d’un musée, élégant, avec de nombreux détails sur sa vie et son œuvre, en plein cœur de la révolution soviétique. De ses cahiers d’écoliers à ses œuvres inachevés, tout y est, traduit en anglais au besoin. Les années vingt en Russie, avant les oukases de l’académie soviétique des arts, ont été l’une des plus belles périodes de la littérature mondiale. Poésie, roman, théâtre, tout est réinventé. Le personnel du musée est extrêmement fier de nous faire une visite presque personnelle (il n’y a pas foule, beaucoup moins que dans le bunker du moins), le parquet crisse sous nos pas. Il faut parfois savoir garder son calme et ouvrir d’autres portes.

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Samara, comme toute la Russie sans doute, s’est épris pour sa sélection nationale. C’est logique, le pays hôte, quand il a de bons résultats, entraîne toujours tout le pays derrière lui (la France ne dira pas le contraire). On a donc vu pendant quelques jours de très nombreux maillots rouges, et des drapeaux ont fleuri sur les voitures, aux balcons. Un peu comme les autres équipes, les Russes ont montré une grande peur envers l’équipe uruguayenne, Suárez revenant dans toutes les bouches. Les pronostics des Russes le jour du match donnaient souvent un match nul, qui aurait laissé la première position à la Russie. Le stade devait être rempli à 80 % de Russes, et pourtant, à part le « Russia, Russia » lancinant, les Uruguayens avaient la main pour ce qui était des chants. Pour schématiser très vulgairement, les Russes sont arrivés deux minutes avant le début du match, sont repartis cinq minutes avant la fin et ont essayé de lancer des Olas dans les 90 minutes d’intervalle. Heureusement, dès la dixième minute, Suárez trompe un Akinfeev trop bondissant sur un coup-franc à l’entrée de la surface. L’Uruguay domine dans tous les secteurs, de Godín en défense (c’est quoi le niveau au-dessus de Capitaine à l’armée ? Attention, Maréchal est déjà pris par Nasazzi) à Suárez et Cavani en attaque. Tout cela n’est pas vraiment une surprise, ce qu’il l’est plus à ce niveau est l’extrême fluidité du milieu, Laxalt, Torreira, Vecino, Bentancur, Nández. Vecino et Bentancur forment l’axe du milieu uruguayen depuis quelques mois maintenant. Si l’objectif du Maestro était de créer dans cette zone une doublette équivalente à Godín/Gimenez en défense et Suárez/Cavani en attaque, c’est chose faite, les deux se trouvant maintenant parfaitement. Ce schéma manquait un peu d’allant offensif contre l’Égypte et l’Arabie Saoudite, et Tabárez a donc décidé de garder cette assise avec ces six joueurs (moins Gimenez, blessé), mais d’y apporter quelques modifications. Tout d’abord, Torreira est venu s’intercaler en chien de garde entre le milieu et la défense. Il a été précieux, occupant beaucoup d’espace et permettant au reste de l’équipe de jouer plus libérée (Bentancur par exemple).trocoli Il a placé côté droit Caceres et Nández, et côté gauche un joueur « compte double », Diego Laxalt. Ce joueur aux allures d’étudiant en deuxième année de BTS Eco-Gestion, a été formé au Defensor, club dans lequel il n’a joué qu’une demi-saison, le Clausura 2013. Il y côtoie notamment Giorgian De Arrascaeta ou Martin Campaña, mais aussi Ramon Arias ou Andrés Fleurquin. Durant cette demi-saison, il entre petit à petit dans l’équipe, montrant son visage de lycéen en seconde et ses tresses (???) à chacune de ses entrées, occupant, littéralement, le couloir. Le dernier match de la saison se joue au Tróccoli, dans un de ces stades qui font que l’Uruguay en est là aujourd’hui. Je me souviens de l’avoir vu briller lors de ce match. J’ai dû vérifier, il était seulement entré en jeu en deuxième mi-temps, mais il a belle et bien brillé, étant à l’origine de l’égalisation sur un magnifique centre depuis la gauche, sur lequel le ballon repoussé et repris par l’ami Giorgian De Arrascaeta. But du un partout, but du titre pour le Defensor. Par la suite, affres du football moderne, il part en Italie à l’Inter, club dans lequel il ne joue pas. Il insiste, et à force de prêts, finit par s’imposer au Genoa. Durant ces prêts et ces moments difficiles, il a toujours été appelé en équipe U20 puis en sélection nationale, participant à la Copa America 2016 comme remplaçant.

C’est très schématiquement la raison du succès de l’Uruguay. Des clubs de quartier, de la formation, un championnat exigeant, dans des stades extraordinaires, et, malgré les appels du pied de l’argent, un suivi permanent des joueurs ayant participé aux équipes de jeunes. L’arbitre du match était Andrés Cunha, arbitre mondialiste, et ce n’est pas qu’un détail. J’écris toutes ces bêtises depuis Sotchi, sorte de Cannes mais rempli de Russes riches. Donc vraiment comme Cannes. Il fait chaud, trop chaud. Et secrètement, un peu de moi souhaiterait être au Tróccoli, emmitouflé dans une doudoune, à savourer un café dégueulasse et un choripan exquis, à regarder un autre Cerro – Defensor.

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Le match à Samara s’est terminé par une magnifique victoire. En plus de Laxalt côté gauche, Nández a aussi était très bon sur le côté droit. Le Maestro a réussi sur toute la ligne. Suárez et Cavani ont marqué, ce qui soi-disant fait d’eux les deux premiers uruguayens à marquer dans trois mondiales différents, selon les mecs qui sortent plein de statistiques inutiles sur le football. C’est faux, Pedro Cea et Héctor Scarone avait déjà fait de même. Pour Cavani et Suárez, c’est surtout bon pour le moral et la confiance. Cavani a encore eu une activité extraordinaire. Ce joueur est magnifique. Les huitièmes de finale se joue donc contre le Portugal, et la peur commence à envahir les esprits. Pas tellement à cause de Cristiano Ronaldo, l’Uruguay a rarement peur d’un joueur, et la charnière en face à celle de l’Atlético qui termine plus souvent devant que derrière le Real au classement de la Liga, il me semble. Non, la peur vient du fait que tout ce qui a été fait jusqu’à présent est très beau pour être perdu sur un détail, sur un coup de dés comme le football sait parfois le faire. L’Uruguay 54 est, selon les dires des Uruguayens, l’une des plus belles équipes de tous les temps. Elle a perdu en prolongation en demi après avoir notamment perdu Varela en quart de finale sur blessure. Souvent, le football est injuste. J’aimerais tellement que jusqu’au 15 juillet il ne le soit pas.    

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba