Le tournoi de 1924 se joue dans quatre stades différents : Pershing, Bergeyre, Stade de Paris et Stade Olympique de Colombes. C’est surtout dans ce dernier que se jouent les gros matchs dont la finale. Des matchs de football comme jamais la France n’en avait connu.

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Étonnamment, Paris n’accueille pas le grand stade olympique construit à l’occasion des Jeux de 1924. C’est pourtant la capitale qui devait héberger un grand stade de 100 000 places, mais des débats interminables et des contraintes budgétaires entraînent l’arrêt du projet. Surlatouche.fr écrit à ce sujet : « Pièce maîtresse de ces installations, un stade de 100 000 places doit permettre la pratique de l’athlétisme, du football et du rugby. Pour le COF, le site du Parc des Princes semble idéal, il est même officialisé par le gouvernement début 1922. Des études architecturales sont lancées en ce sens. Seulement la ville de Paris tergiverse et renvoie la balle au gouvernement qui posséderait, par la ministre de l’Agriculture, un droit sur le Parc des Princes. Une information qui se révélera fausse par la suite. Si Paris est bien disposée à accueillir les Jeux, elle souhaite avoir à dépenser un minimum. Finalement, la ville de Paris propose en mars 1922 le Stade de Pershing (un peu moins de 30 000 places) comme hôte des Jeux, et une subvention d’un million pour l’aménagement du site. Inacceptable pour le COF. La solution viendra du Racing Club de France qui propose d’aménager un stade de 60 000 places sur ses installations à Colombes sous condition de recevoir 50% de l’ensemble des recettes des Jeux avec un minimum garanti de 4 millions de francs ». Le stade Olympique de Colombes servira pour l’ensemble des jeux, à commencer par les tournois de rugby et de football association. Comme pour la Coupe du Monde 1998, Paris n’accueille pas le « Grand Stade » et les matchs du tournoi de football se jouent donc entre Colombes (une quinzaine de kilomètres du centre de Paris), le stade de Paris (situé ironiquement à Saint Ouen, ce stade deviendra plus tard le stade Bauer), le stade Pershing (au fin fonds du bois de Vincennes, théoriquement sur le territoire de la ville de Paris) et le stade Bergeyre sur les Buttes Chaumont.

Les installations du stade de Colombes sont terminées dans les temps puisque dès le mois de mars, le Racing y reçoit l’Aviron Bayonnais en championnat de France de rugby. Les travaux se poursuivent en dehors avec l’aménagement de vestiaire, d’une grande allée reliant le stade à la gare, pièce essentielle du dispositif au vu de la distance avec le « centre-ville » de Paris. Le village olympique est aussi installé à proximité du stade, mais souffre lui de retard. Le chantier est bâclé et la zone est surnommé « le grand hôtel en bois ». De nombreuses délégations refusent d’y loger comme les États-Unis, la Suède ou l’Italie. L’Uruguay passe les premiers jours à son arrivée à chercher un autre lieu jusqu’à le trouver à Argenteuil.

Photo : AFP via Getty Images

Le grand stade

Le 1er mai, le stade est présenté à la presse et aux Commissions techniques du Comité Olympique Français. L’auto écrit : « La visite commença par les vestiaires aménagés sous la tribune d'honneur. Ceux-ci, dans lesquels 1 200 athlètes peuvent loger, comprennent plusieurs groupes de douches (avec eau chaude et eau froide), salles de bains, water-closets etc. Ils sont vastes et bien aérés et présentent tout le confort désirable. Une salle dénommée Salle des Appels, servira au rassemblement des athlètes. Elle sera pourvue d'un dispositif lumineux avec sonnerie qui les préviendra quinze minutes avant le départ pour chaque épreuve d'avoir à se préparer ; puis enfin, cinq minutes avant de pénétrer sur le terrain. Cette salle des appels communique avec la tribune des athlètes par un escalier et avec la pelouse et la piste par un souterrain. Les athlètes sont ainsi complètement isolés du public et pourront circuler en toute tranquillité dans leurs vestiaires et dans la partie de la tribune qui leur est affectée. La piste en cendrée rouge semble excellente, quoique n'étant pas encore complètement terminée. Les terrains de concours et les obstacles du parcours de steeple sont placés autour du terrain de rugby et football. Les terrains de tennis sont en bonne voie d'achèvement et les armatures des tribunes du court central s'élèvent déjà. Un vin d'honneur clôtura cette visite et M. Frantz-Reichel, en remerciant les représentants de la presse de l'aide qu'ils apportent à l'œuvre olympique, promit de tenir compte des observations formulées par les membres des Commissions techniques, cela bien entendu dans la mesure du possible ». Le stade comprend également une vaste tribune de presse reliée à Paris par un câble qui permet à la presse écrite, presque seule représentée, de pouvoir communiquer avec les salles de rédactions françaises et étrangères. Cela permet de réduire l’impact de la délocalisation du stade en dehors de la capitale : les grands journaux affichent les résultats des rencontres olympiques durant les matchs sur leur devanture. C’est l’autre endroit où l’on peut suivre les résultats avant le journal du soir. Il n’y a évidemment pas de retransmission télévisuelle. Une première tentative de transmission radio semble avoir eu lieu durant la compétition, du haut d’un ballon volant près du stade et accroché à un câble, mais la radio est encore très peu répandue. Radio Tour Eiffel vient d’être lancée seulement deux ans auparavant et très peu de foyers sont équipés de récepteurs.

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Le stade inaccessible

Sans radio, le lieu où se vit le sport est donc au stade. Et, à ce sujet, la colère enfle rapidement dans la presse. Le Racing a financé les travaux sous réserve d’encaisser la billetterie et les prix augmentent, non-seulement sur les billets d’entrée, mais aussi sur le billet de train pour accéder à Colombes. Et le chemin entre la gare et le stade se recouvre petit à petit d’échoppes profitant de la fièvre olympique pour s’installer. Dans une tribune au vitriol dans L’Auto, Guy Bénac écrit : « Je voudrais bien aller voir les Jeux Olympiques, mais devrai-je attendre un héritage ? J'ai rencontré hier un gosse sportif qui voudrait bien acclamer les athlètes tricolores et les autres. Il est « groom » dans une grande banque. Il était six heures, il venait de troquer son veston vert foncé, tout couturé de galons d'or et de gros boutons de cuivre, contre ses vêtements civils : Je voudrais bien, Monsieur, aller voir les Olympiques. Mais comment faire ? Je ne dispose que de cinq francs pour ma journée du dimanche. J'ai réfléchi, j'ai essayé toutes les combinaisons, rien à faire ! Je ne puis pas aller voir les Olympiques. Il y a d'abord cinq francs de train, il y a le métro, il y a l'entrée au stade qui est, au plus juste prix, de quatre francs et à ces places on ne voit pas grand-chose, paraît-il, puis il y a, vous le pensez bien, un bock bien tassé qu'on n'a pas volé après être resté trois heures au soleil. Eh bien, c'est trop pour ma bourse. […] Voyez, Monsieur, on fait tout pour nous interdire Colombes. Notre voix, celle des petits, ne sera-t-elle jamais entendue ? ”. Le petit groom en avait gros sur le cœur, il me quitta pour sauter dans l'autobus Gare de Lyon-Gare Saint-Lazare. Il me cria de loin : Ne nous oubliez pas, Monsieur !. […]  Le prix de la vie a quadruplé sans doute depuis 1914, mais le tarif olympique, lui, a fait passer la distraction sportive de 1 à 10, depuis dix ans. Le tarif des autobus est passé de cinq francs à dix aller et retour dans l'espace de quinze jours. Le prix de l'essence, des pneus, les augmentations de traitement du personnel de la T.C.R.P. ont-ils donc augmenté à ce point pour excuser un tel bond ? A-t-on pensé à tous ceux pour lesquels le stade olympique devient un château resplendissant de dorures... qu'on ne voit qu'en rêve. Et mon petit groom de la grande banque de la rue de la Paix devra-t-il l'appeler le Stade inaccessible ? ».

Premiers matchs et succès

Après la partie des Jeux d’hiver dans les Alpes, les Jeux de 1924 reprennent au stade de Colombes avec la partie rugby. Cette dernière est un échec en terme d’organisation, avec seulement trois matchs, tous joués à Colombes. C’est aussi un échec en termes d’ambiance avec un public qui prend fait et cause pour la France, notamment durant l’USA – Roumanie durant lequel les Américains sont pris en grippe par le public, puis lors de « la finale ». Mais c’est déjà un succès dans les gradins avec 15 000 spectateurs pour le match d’ouverture et une recette de 85 000 francs.

Le reste du mois de mai est l’histoire d’un immense succès. Un succès comme jamais vu en France. Une révolution. Le premier match de la compétition joué à Colombes est un Espagne-Italie, choc du tour préliminaire. Il réunit, à la surprise de tous, vingt-cinq mille spectateurs selon Le Miroir des Sports. D’autres matchs, le même jour, comme Turquie – Tchécoslovaquie réunissent de cinq à sept mille spectateurs. Le Sport Universel écrit : « L e tournoi olympique de football pour lequel vingt-deux nations sont inscrites, s’annonce, au seuil de la première journée, comme un des plus gros succès des VIIIe Jeux Olympiques : il vient, à son heure, faire une agréable diversion au fiasco quasi complet du tournoi olympique de rugby, pour les raisons énumérées dans notre dernier numéro. Dimanche fut la consécration de ce jeu populaire, qui plaît à la masse et qui n’est pas l’apanage d’une élite comme le polo à cheval, le lawn tennis ou le rugby. Car le football, sans exiger une condition physique extraordinaire, demande tout au moins une compréhension exacte de la place à occuper, du mouvement à faire en temps opportun, de l’abnégation complète de l’individu envers l’équipe. Cette première journée du tournoi olympique mettait en présence huit nations sur les trois grands stades parisiens de Bergeyre, Pershing et Colombes. 40 000 spectateurs, répartis dans ces trois enceintes, ont suivi avec un intérêt passionné les rencontres qui se déroulèrent devant eux et qui nous promettent pour les parties futures des joutes de plus en plus belles. […] De ces quatre matches, le match roi de la journée était sans contredit le match Italie-Espagne, qui se déroulait à Colombes et qui, pour quelques heures, transforma cette cité en une ville italo-espagnole, tellement étaient nombreux les compatriotes de ces deux équipes, venus pour encourager les leurs. L’exubérance de tout ce monde était à son comble avant le commencement de la partie et, pour un spectateur neutre comme nous et dont les sympathies se partageaient également entre nos deux sœurs latines, le tableau ne manquait pas de charme, d’attrait, de pittoresque ». Tous les étrangers de Paris viennent supporter leur pays, réunis autour du football. La suite est une litanie de record à chaque journée. Après quatre jours, le tournoi a déjà rapporté 500 000 francs. La France joue son premier match au stade de Paris devant quinze mille spectateurs. Tous les matchs, même les chocs sans importance, entre équipe d’un niveau plus faible, attirent plus de cinq mille spectateurs. Ces chiffres, pour faibles qu’ils paraissent aujourd’hui, sont conséquents pour un premier tournoi mondial que tout le monde découvre. À partir des quarts, les tribunes explosent. Selon L’auto : « Environ 45 000 spectateurs garnissaient le Stade olympique et le remplissaient presque : le coup à œil était magnifique. Tous les records de recette ont été pulvérisés ». 300 000 francs de billetterie pour un match de football.  L’Italie bat la Suisse à Bergeyre, « il y avait encore 12 000 spectateurs au Stade Bergeyre, hier, qui donnèrent 80 000 francs de recette. Le premier million est déjà dépassé par le seul tournoi de football. Et les Jeux Olympiques ne sont pas encore ouverts qu'ils disent ! ».

Pour la finale, le stade se trouve trop petit. Il est plein dès le lever de rideau (le rematch pour la troisième place entre la Suède et les Pays-Bas). L’auto indique : « Le 9 juin marquera une date dans l’histoire sportive de notre Pays. […] Que dire ? Après les admirables journées du Tournoi Olympique de Football nous avons connues, hier, la FINALE. Apothéose ! Que dire ? Le jeu enthousiasmant, les spectateurs enthousiasmés. 50 000 entrées aux guichets. 518 000 francs de recette. 10 000 personnes aux alentours du stade qui ne purent entrer. Organisation impeccable. Pas d'incidents, pas d'accidents, pas de tumulte. Le stade rempli dès 14 heures et vide, ainsi que ses alentours, dès 19 heures. Que dire ? ». Même la fin du match est un succès, avec un départ des spectateurs vers Paris fait en train, tramway ou via un circuit spécial de bus mis en place vers les principales places de la capitale.

Colombes devient en France et pendant quelques années un temple du football. La victoire de l’Uruguay fait qu’il y a une rue Colombes à Montevideo et que le stade Centenario qui accueille la finale de 1930 à une tribune appelée tribune Colombes. Au total, les stades de football permettent de récolter 1 800 000 francs de billetterie, un tiers de ce qui sera gagné durant les Jeux. Loin, très loin devant les autres sports. Frantz-Reichel, secrétaire général du Comité Olympique, déclare : « On m’avait dit : trop grand ! Il ne viendra personne. La réponse aujourd’hui est péremptoire. Ma joie est grande ». L’humanité, adversaire déclaré de la compétition depuis le début, est obligé de s’incliner de mauvaise grâce : « La finale du tournoi de football s'est jouée hier devant la plus nombreuse assistance qu'on ait vue jusqu'à présent en France autour d'un terrain de sports. Le Stade de Colombes se révéla en effet trop petit, pour contenir tous ceux qu'une publicité commerciale très bien faite, autant que la tradition de la balade en banlieue du lundi de la Pentecôte, avaient amené au match. C'est dire qu'environ 70 000 personnes étaient là et que la recette, nonobstant le prix élevé des places et l'exploitation à laquelle se livrent les diverses entreprises de transport, battra tous les records ». Le Ballon Rond avance que 73 847 entrées payantes ont été comptabilisées. Un mois plus tard, le stade accueille la cérémonie d’ouverture et de nombreuses épreuves. L’équipe d’Uruguay est toujours là, défilant derrière le drapeau bleu ciel et blanc.

La fin de Colombes

Las, contrairement à ce que prévoyais la presse de l’époque, le jour de la finale du tournoi de football n’entre pas vraiment dans l’histoire du sport français. Son histoire avec le football n’est pourtant pas terminée car il accueille également quelques matchs dont la finale de la Coupe du Monde 1938 mais aussi quarante finales de la Coupe de France de football. Avec la reconstruction du Parc des Princes, il perd de sa superbe à la fin du XXe siècle, le « grand stade parisien » prenant le devant avec ses finales et son club qui vient de naître. Puis vient le Stade de France, autre « Grand Stade » hors de Paris. La majorité des tribunes de Colombes, devenu dès les années vingt Stade Yves du Manoir, sont vétustes et l’accès en est interdit. Finalement, après des années sans club résident, ni matchs, le stade prend le train des Jeux Olympiques 2024 et devient le stade du hockey sur gazon. Autant dire qu’il ne reste plus rien ou presque d’un stade ayant marqué l’histoire du football comme peu d’autres stades. Un monument.

 

Photo une : Photo : AFP via Getty Images

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba