Estadio Azteca, 29 juin 1986, 21e minute. Jorge Burruchaga dépose un coup-franc excentré sur le grand numéro 5 de l’Albiceleste, Jose Luis Brown. L’ancien d’Estudiantes, qui avait pris la place de la légende Passarella tout au long de la compétition, ouvre le score en finale de la Coupe du Monde. Ce sera son seul but international. Si l’histoire de Tata Brown ressemble à un conte de fée, son pseudonyme rappelle que près d’un siècle auparavant, le football argentin est véritablement né parents écossais.

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Selon le proverbe argentin, « Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins descendent des bateaux ». L’Argentine moderne s’est construite au fil de vagues d’immigration massives, les plus importantes durant le XIXe siècle au cours duquel sa population sera multipliée par sept. C’est tout naturellement avec ces divers immigrants que le football va débarquer sur au pays au cours du même siècle, faisant ses premiers pas sur les rives du Rio de La Plata sous les pieds de marins anglais désireux d’occuper leur temps sur les quais, avant que, quelques années plus tard, deux autres Anglais, Thomas et James Hogg mettent en scène le premier match disputé sur le sol argentin. Les premiers ballons ont ainsi roulé, mais le football n’est pas encore ancré dans la culture et le paysage local. Pour l’être, il faudra l’action conjuguée d’une poignée d’Écossais, les pères fondateurs.

Alexander Watson Hutton : le père du football

watsonhuttonAlexander Watson Hutton né le 10 juin 1853 au 29 Eglinton Street à Glasgow. Enseignant à l’Université d’Edimbourg, il débarque en Argentine en 1882, la légende voulant qu’il cherche alors un climat plus propice pour soigner sa tuberculose. Engagé par l’Escuela Escocesa San Andrés de Buenos Aires (ou Saint Andrews Scots School), il souhaite alors appliquer ses préceptes selon lesquels le sport, plus particulièrement le football, joue un rôle central dans l’éducation et l’apprentissage de la discipline. Deux ans plus tard, alors que ses supérieurs lui refusent la construction d’un gymnase et d’un terrain, il quitte l’école pour fonder la sienne, la Buenos Aires English High School. Il fait alors venir au pays un autre Écossais, William Watters qu’il nomme entraîneur de la section football et qui deviendra quelques années plus tard, l’entraîneur du premier champion d’Argentine.

Le 7 mars 1891, Alec Lamont, enseignant au sein de la Saint Andrews Scots School, fonde avec d’autres migrants écossais l’Argentine Association Football League, ancêtre non reconnu de l’actuelle fédération argentine, et met ainsi en place le premier championnat local de l’histoire. Six équipes participent à ce tournoi qui sacre Saint Andrews. Si l’école fondée par Watson Hutton n’y participe pas, plusieurs de ses joueurs et dirigeants, à commencer par Watson Hutton lui-même, prennent part à ce championnat (William Watters est par exemple entraîneur de Saint Andrews). Malheureusement, par manque de fonds, le championnat ne connait qu’une seule saison, mais Watson Hutton va s’appuyer sur cette première tentative pour créer la nouvelle Argentine Association Football League dont il sera le premier président. Le nom ne change pas, l’organisation si. Watson Hutton a alors l’intelligence de créer le nouveau championnat argentin en s’appuyant sur les premiers grands clubs locaux comme le Quilmes Athletic Club, Lomas Athletic Club ou encore Flores. Watson Hutton qui gère son organisation va aussi lui fournir son premier géant.

Alors que les premiers championnats sont dominés par « l’anglais », Lomas Athletic Club (vainqueur de cinq des six premiers titres), Watson Hutton saisit l’opportunité donnée par la loi votée en 1898, qui impose la pratique du sport dans les écoles, pour développer davantage son propre club devenu depuis le Club Atlético English High School (CAEHS). Il achète un terrain au Nord de Buenos Aires et, après avoir brièvement participé à deux des trois premiers championnats, le CAEHS fait son entrée dans la jeune « Segunda División » créée en 1898. Il gagne alors son ticket pour la première division et rapatrie ses anciens joueurs. À l’entrée du XXe siècle, le club décroche son premier titre de champion, est élu club le plus populaire de Buenos Aires et devient Alumni FC. Il va alors écraser l’Argentine du football. De 1900 à 1911, l’Alumni FC remporte dix championnats et marque l’histoire du pays (une histoire à découvrir dans le LOmag 6) . Son succès et son impact sur le football s’étendent au continent. Alumni FC sera ainsi à l’origine du maillot Celeste de la sélection uruguayenne suite à des défaites concédées face au River Plate de Montevideo qui portait alors un maillot bleu. Au sein de cette formation, qui sera le socle de la sélection argentine du début de siècle, plusieurs joueurs vont s’imposer comme les premières étoiles du football argentin. La plupart sont de descendance écossaise comme Arnold(o) Watson Hutton, le fils du fondateur, et une fratrie : les Brown.

bronw2Les Brown : la famille la plus influente

Le 22 mai 1825, le SS Symmetry quitte le port de Leith à Edimbourg et embarque deux-cent-vingt Écossais. À son bord, un jeune fermier, James Brown, sa femme Mary et leur enfant viennent s’installer au pays pour établir « une colonie d’agriculteurs » à Monte Grande, dans les environs de Buenos Aires. Si l’expérience globale est un échec, plusieurs fermiers vont cependant prospérer comme le fera James. Son fils, prénommé également James, lui offrira neuf petits enfants. Parmi eux, Jorge Gibson, Ernesto, Eliseo, Alfredo, Carlos Carr, Tomas et Diego Hope tapent dans le ballon et portent d’Alumni FC. Avec leur cousin Juan Domingo, Jorge Gibson, Ernesto, Eliseo, Alfredo et Carlos Carr formeront la colonne vertébrale de la sélection d’Argentine du début du siècle, celle qui remporte plusieurs Copa Lipton, du nom du magnat du thé, Thomas Lipton, autre glaswegien, qui oppose Argentine et Uruguay de manière régulière jusqu’au début des années vingt puis plus morcelée jusqu’à sa dernière édition en 1992. À l’exception de Carlos Carr, tous vont laisser leur empreinte dans l’histoire du football argentin du début de siècle, certains, comme Jorge Gibson, vont perdurer encore de nos jours.

Attaquant connu pour son côté tranquille, voire nonchalant, redoutable tireur de coup-francs, Ernesto « el Pacifico » est un buteur, il est des dix titres d’Alumni. Il débute en sélection à l’âge de dix-sept ans et en deviendra un régulier six ans plus tard. Avec ses onze titres de champion, il est le joueur le plus titré de l’histoire du championnat argentin. Alfredo reste l’homme du but de la victoire d’Alumni face à une sélection sud-africaine en 1906, première victoire internationale d’une formation argentine. Eliseo est le plus jeune et est entré dans l’histoire du football argentin en terminant meilleur buteur du championnat quatre années de suite, décrochant son premier titre de goleador alors qu’il avait tout juste dix-huit ans (deux joueurs seulement ont réussi à faire tomber ce record : Domingo Tarasconi et Diego Maradona). Juan « El Cacharro » Brown, le cousin des cinq frères, entre dans l’histoire nationale en disputant trente-cinq rencontres avec l’Albiceleste, record qui tiendra jusqu’en 1923, et affronte à trente-deux reprises l’Uruguay dont dix fois de manière consécutives (un autre record). Reste enfin Jorge Gibson.

Surnommé « el Patriarco » (le Patriarche), car le plus âgé, Jorge Gibson né en avril 1880 et débute sa carrière avec la réserve de l’équipe de la Buenos Aires English High School. Il fait une pige à Lanús (deux ans) et revient auprès de son club qui devenu plus professionnel, se nomme alors Alumni. Jusqu’en 1911, il fera partie de l’institution et décroche neuf titres de champion d’Argentine, trois Copas de Competencia Jockey Club et deux Copas de Honor Municipalidad de Buenos Aires. D’abord avant-centre, il est alors le meilleur buteur du club, avant, au fil des années de reculer sur le terrain. À la disparition d’Alumni, il migrera vers Quilmes pour y décrocher son dernier titre en 1912 et d’évoluer ensuite à Belgrano jusqu’à la fin de sa carrière quatre ans plus tard. Au cours de sa carrière, Jorge Gibson Brown inscrira 190 buts en 347 matchs. Il impressionne par son sens du placement et sa vitesse et intègre la sélection en 1902, à l’âge de vingt-deux ans, une sélection de laquelle il en sera le capitaine pendant dix-huit rencontres disputées entre 1908 et 1913. Il est le symbole de l’Argentine du début du XXe siècle. L’empreinte qu’il laisse dans l’imaginaire collectif de l’époque fut telle qu’en 1916, l’année de sa retraite de footballeur, des adolescents de la province de Misiones créent le Club Deportivo Jorge Gibson Brown à Posadas (le club évolue aujourd’hui en Liga Posadeña).

À eux cinq, les Brown ont ainsi écrit les uns après les autres, les premières histoires du football argentin, établi les premiers records. Jamais une famille n’aura eu autant d’impact sur un sport national que les Brown, les premières idoles sur lesquelles le football argentin se construit et dont Jorge Gibson est le plus grand symbole. Ultime clin d’œil du destin, c’est l’un des descendants de sa famille, Jose Luis, ancien membre d’Estudiantes, un club évoluant en rouge et blanc et dont les couleurs sont un hommage à Alumni, qui viendra s’élever le premier dans l’Azteca en cet après-midi de juin 1986. Et permettre à l’Argentine de décrocher ce qui reste aujourd’hui son dernier titre mondial.

 
 
Publié le 3 avril 2020, mis à jour le 3 avril 2021
Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.