La finale retour du championnat Nacional 1977 est assurément l’un des matchs les plus fabuleux de l’histoire du football argentin. Dans un duel opposant deux equipazos, Independiente et Talleres pour un titre décroché à l’extérieur, à huit contre onze.
Dans un calendrier un petit peu particulier — Coupe du Monde 1978 oblige — le championnat Nacional de 1977 débute fin novembre et se dispute en deux petits mois. Les trente-deux clubs qualifiés sont alors répartis en quatre zones, le premier de chaque zone étant qualifié pour les demi-finales. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a eu des surprises. Dans le groupe A, Newell’s réussit son coup en doublant San Lorenzo, Estudiantes surprend également dans le groupe B en laissant sur le carreau Central et Boca Juniors, tandis que Talleres s’offre le luxe de terminer devant River Plate, fraichement champion du Metropolitano, et Racing. Quant au groupe D, il n’y a pas de surprise, Independiente l’emporte en toute logique.
Les demi-finales ont eu lieu en matchs aller-retour et voient Independiente affronter Estudiantes quand Talleres s’oppose à Newell’s. Le duel entre le Pincha et le Rojo est des plus serrés. Après un match 1-1 à La Plata, le Rojo doit s’imposer chez lui. Le match est fermé, se concluant sur un nouveau nul 1-1 à l’issue des quatre-vingt-dix minutes, mais les pensionnaires du Libertadores de América parviennent à prendre le dessus en prolongation pour s’imposer finalement 3-1, Trossero et Bocha clôturant la marque. Dans l’autre demi-finale, après avoir ramené un excellent nul 1-1 de Córdoba, Ñulls n’a besoin que d’un nul pour se qualifier. Hélas, le peuple leproso voit son rêve brisé par Humberto bravo, à cinq minutes du coup de sifflet final.
L’ombre de la dictature
La finale oppose deux equipazo, parmi les meilleures de leur époque. D’un côté, Independiente a décroché quatre Libertadores (1972, 1973, 1974 et 1975) mené par son duo légendaire Bertoni — Bochini et dirigé par José Omar el Pato Pastoriza. De l’autre, le grand Talleres de Galván, Oviedo et Valencia, trois futurs champions du monde un an plus tard, et dirigé par Ricardo Saporiti, futur adjoint de Menotti lors de ce Mondial et futur entraîneur d’Argentinos dans les années quatre-vingts. Le premier match se déroule à Avellaneda le 21 janvier 1978. À la 58e minute, Trossero ouvre le score des onze mètres à la suite d’une faute de Guibaudo contre Magallanes, mais à peine huit minutes plus tard, la T égalise également sur penalty. Le titre allait donc se jouer dans la seconde plus grande ville d’Argentine quatre jours plus tard. Comme si cela ne suffisait pas, la bataille faisait rage entre les présidents de chaque club Amadeo Nuccetelli (Talleres) et Julio Grondona (Independiente) qui se disputaient alors la présidence de la AFA. Derrière cette lutte, se cache également l’ombre de la dictature.
Luciano Benjamín Menéndez est le commandant du IIIe corps de l’armée basé à Córdoba et de fait, le plus haut responsable de la répression mise en œuvre par la dictature militaire dans cette province, supervisant notamment le centre clandestin de détention de La Perla dans lequel près de deux mille deux cents détenus ont été assassinés. Il est aussi un fervent supporter de Talleres et se dit qu’il pourrait profiter des succès de la T comme arme de propagande politique afin de viser la présidence du pays. Deux ans auparavant, le 24 juin 1976, Menéndez avait organisé un match amical entre « son » Talleres et des officiers du IIIe corps de l’armée. Après le match, les footballeurs, les dirigeants et les militaires avaient partagé un repas, Talleres étant depuis lors pour ceux qui sont au courant de ce match, notamment certains prisonniers politiques, un club associé à la dictature. La T devient l’équipe des tortionnaires qui l’encourage devant leur poste de radio dans le centre de détention. Quelques temps avant la finale retour, Menéndez promet alors à Amadeo Nuccitelli, que si l'équipe dont il est le président s’impose face Independiente, il imposerait son nom comme candidat à la présidence de l'Asociación del Fútbol Argentino (AFA). Menéndez est omniprésent lors de la finale retour. Claudio Gómez a reconstitué cette finale dans le livre El partido rojo et raconte : « Avant le coup d’envoi, Menéndez était dans le vestiaire de l'arbitre Roberto Barreiro et là, il a demandé à rencontrer les entraîneurs de chaque équipe et les présidents des clubs ». Cette finale revêt ainsi d’autres enjeux que ceux du simple sport, elle concentre des ambitions politiques.
Résistance
Ce 25 janvier 1978, dans une Argentine à feu et à sang, Talleres reçoit donc Independiente à La Boutique. Le stade est plein à craquer, plus de 25 000 hinchas se préparant à célébrer le titre. Un nul 0-0 suffit à la T pour être sacré champion, le match est diffusé en direct à Córdoba et sa région, en différé sur tout le reste du territoire. Le début de match est équilibré et, à la demi-heure de jeu, Norberto Outes propulse le cuir de la tête dans la lucarne droite. Independiente vient déjà d’effacer le retard lié au but inscrit à l’extérieur et contraint désormais la T à gagner le match pour soulever le précieux trophée. L’avance tient jusqu’à la pause, le deuxième acte s’annonce bouillant.
Quinze minutes après le retour des vestiaires, Ricardo Cherini égalise sur pénalty accordé par Roberto Barreiro pour une main discutable d’Enzo Trossero dans la surface. Dix minutes plus tard, le match prend un autre tournant lorsqu’Ángel Bocanelli permet à Talleres de prendre l’avantage en marquant… du poing. 
Le destin est farceur, le même joueur avait déjà, inscrit le même type de but illicite quelques semaines auparavant face à Sarmiento. Non seulement l’arbitre valide le but, mais il expulse Enzo Trossero, Rubén Galván et Omar Larrosa pour protestation. Ils ne sont alors plus que huit joueurs d’Independiente sur le terrain. Ricardo Bochini et plusieurs de ses coéquipiers décident alors de quitter le terrain en guise de protestation. Mais Pastoriza s’y oppose. « Personne ne part d’ici. Nous restons. Nous pouvons chercher le nul. Soyez des hommes, restez et décrochez le titre ». Il reste alors une vingtaine de minutes à jouer lorsque le match reprend. L’entraineur du Rojo décide d’effectuer un double changement offensif : Daniel Bertoni (de retour de blessure) et Mariano Biondi entrent à la place de César Brítez et Pedro Magallanes. Le duo s’associe à Bocha au milieu, Independiente résiste et se montre surtout capable d’attaquer. Jusqu’à l’action entrée dans la légende, celle qui permet à Bocha de faire basculer le match : « Pagnanini m’a donné le ballon au milieu du terrain, j’ai éliminé un joueur, transmis la balle à Bertoni qui l’a passé à Biondi, Guibaudo, leur gardien, est sorti. Biondi a réalisé un dribble un peu long, a levé la tête, m’a vu et m’a laissé le ballon. J’arrivais de face et j’ai vu qu’il y avait deux joueurs dans les buts, j’ai frappé bien haut. Le ballon est passé juste sous la barre ». Il reste alors sept minutes, Independiente vient d’égaliser et est alors champion. Talleres ne parvient revenir, Norberto Outes n’hésitant plus à prendre place dans l’axe en défense pour tout bloquer. Lorsque l’arbitre met fin à la rencontre, les huit héros d’Independiente peuvent crier leur joie. Miguel Oviedo déclare après le match : « El Pato a joué un rôle déterminant dans l’obtention de ce titre. Il a dit aux joueurs qui allaient rentrer au vestiaire de ne pas partir, d’être des hommes et de gagner. Il se tenait à l’entrée du tunnel et renvoyait les joueurs qui voulaient rentrer à l’intérieur. Nous avons peut-être manqué d’un peu plus de maturité pour être champions. Nous avions une grande équipe ». Le but de Bochini devient même « un acte de résistance involontaire contre la dictature militaire » comme l’explique Claudio Gómez. Il est célébré jusqu’aux cellules du centre de détention.
La victoire du Rojo est cependant saluée par les tribunes qui applaudissent les joueurs sacrés champions au son des « Argentina, Argentina » sous le regard médusé de Luciano Benjamín Menéndez. Ce match marque la fin des rêves politiques de Menéndez en même temps que la fin des ambitions de Nuccetelli. Il permet surtout à un homme de s’installer aux commandes du football argentin quelques mois plus tard. « Grondona a toujours remercié Bochini pour son but contre Talleres car cela lui avait permis d'atteindre l'AFA », comme le rappelle Gómez. Julio Grondona règnera sur le football argentin durant plus de trois décennies. Nuccetelli restera à la tête de Talleres jusqu’en 1987, il s’éteint vingt ans plus tard. Lié à près de cent quarante affaires de crimes contre l’humanité, condamné à la prison à perpétuité, Luciano Benjamín Menéndez meurt en détention en février 2018 à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Avec Nicolas Cougot
