Officielle depuis quelques jours, la fin du football gratuit soutenu par l’Etat et rapportait tant à la Fédération vient plonger le football argentin dans un immense chaos. Ce n’est finalement que la suite logique de plus d’un an de crise politique et économique qui vient désormais menacer tout un football.

« Aujourd’hui, il est difficilement possible de voir le championnat reprendre le 2 février. » Les mots sont signés Raúl Gámez, président de Vélez, et illustrent une fois encore l’incapacité qu’a l’Argentine à pouvoir construire et prendre le temps de se poser à chaque intersaison histoire d’avancer. Dans un contexte d’une Asociación del Fútbol Argentino (AFA) en crise depuis de longs mois et dont le président de la Commission de Normalisation, Armando Pérez, est aujourd’hui hospitalisé suite à une embolie pulmonaire, la fin du programme Fútbol para Todos (FpT) vient ajouter une couche supplémentaire au chaos qui règne au pays.

Le mythe du football gratuit

Pendant près de 20 ans, le football argentin était propriété d’une entreprise nommée Televisión Satelital Codificada (TSC), qui appartenait (à parts égales) au groupe Clarín et à Torneos y Competencias. A la fin du Clausura 2009, la situation économique des différents clubs de l’élite argentine est telle qu’une grande majorité d’entre eux est exsangue et met en danger la reprise du football sur les terres albicelestes. L’AFA réclame alors une forte somme à TSC mais celle-ci refuse de s’aligner. C’est alors que tel un chevalier blanc, l’Etat argentin accourt pour défendre la cause de son football, Cristina Kirschner annonce ainsi le 20 août le rachat des droits du football argentin par le gouvernement. Le 21 août 2009, Godoy Cruz s’impose à La Plata face au Gimnasia et ouvre ainsi une nouvelle ère, celle d’un football gouvernemental gratuit pour le peuple. Outre sa distribution hebdomadaire d’opium à un peuple ainsi occupé à autre chose si ce n’est à remercier les dieux kirchneristes de l’offrande gratuite, FpT est aussi utilisé par les Kirchner pour tenter d’éteindre les voix dissidentes ou passer ses messages de campagne. C’est le célèbre exemple du conflit avec Jorge Lanata, l’homme à la tête de l’émission Periodismo Para Todos qui dressait une satire parfois très virulente contre les Kirchner et avait contraint ces derniers à tenter de lui voler son audience en forçant le changement d’horaire des matchs de Boca Juniors et River Plate, les deux clubs les plus populaires, pour que ceux-ci viennent en concurrence directe et appauvrissent ainsi l’audience de Lanata. L’effet escompté ne sera pas obtenu.

Mais FpT reste surtout un mythe, celui d’un football gratuit. Car s’il était effectivement pour les habitants de la capitale et du Gran Buenos Aires, sa réalité n’était pas forcément la même ailleurs dans le pays où l’accès n’était permis que par le biais de contrats auprès des câbloopérateurs par manque de fréquences ouvertes. Un mythe surtout car il avait un prix pour les contribuables, prix que les nombreuses affaires d’argent public détourné ou dilapidé dans la production de ces programmes, chaque retransmission coûtait 2M de pesos (en 7 ans, FpT a diffusé plus de 4500 matchs), comme ne cessent de le révéler les enquêtes de la juge fédérale María Romilda Servini de Cubría menée avec le procureur Eduardo Taiano et Alberto Piotti, Alicia López et Horacio della Rocca, enquêtes dont les résultats garnissent les rubriques Fútbol para Todos d’Infobae. En novembre 2016, Marcos Peña, Chef de cabinet des ministres d'Argentine, résume la situation : « le football gratuit n’a jamais existé en Argentine. Ce qui ne se payait pas d’un côté, l’était de l’autre. L’Etat a fait d’énormes dégâts au football car les fonds n’étaient pas transparents et étaient utilisés à des fins politiques ou partisanes. » L’argent injecté par le gouvernement pour le football gratuit (argent du contribuable donc), va en effet directement alimenter le système Grondona mis en place à l’AFA. Et outre le fait qu’il acquiert une grande faculté à disparaître, cet argent donne les pleins pouvoirs et une liberté à un système mafieux qui n’en demandait pas tant. Grâce aux fonds publics, l’AFA va régenter son football au gré de ses désirs. Le football gratuit à la télé va progressivement vider les stades, les familles préférant fuir la violence des barras pour rester sagement assis devant leurs écrans – certains voyant dans l’absence de volonté d’éradiquer le problème des barras les plus violentes (quand l’AFA ne les arrose pas) comme un moyen de forcer les familles à rester devant leur programme télévisuel gouvernemental. Il va aussi et surtout servir à tenir les clubs sous la botte de l’AFA.

Touchés par la crise financière, les clubs du pays vont ainsi devenir dépendants des prêts accordés par le Don Julio, le parrain du système. Certains en profitent, comme Quilmes, dirigé par Aníbal Fernández, chef de cabinet de la présidente Kirchner, Independiente, dirigé par le syndicaliste Hugo Moyano et Argentinos de Luis Segura. D’autres doivent implorer. Dans un entretien publié sur le blog de LO en 2011, Raúl Gámez prenait l’exemple de River, contraint à « s’agenouiller » pour combler sa dette. L’ensemble de l’élite argentine était donc sous tutelle, devait rester dans les clous pour espérer survivre, ouvrant grand le bec pour récupérer les miettes lancées par Don Julio, toutes issues de financements publics. Pourtant, jamais la dette n’est comblée, pire, elle se creuse notamment pour les trois « favorisés » cités ici (source). Au point que la situation semble aujourd’hui impossible à résoudre et souligne à quel point le mythe du football pour tous tant vendu auprès du peuple aura finalement été un énorme système de détournements de fonds publics et de fraude fiscale laissant aujourd’hui clubs et AFA dans l’obligation de rembourser et donc dans une situation financière encore plus critique qu’il y a 7 ans.

Chantage économique et guerre politique

La fin de FpT n’était pas une surprise, Mauricio Macri, le président de la République l’avait signé officiellement en octobre dernier. Ce qui vient prendre tout le monde de court, c’est le revirement du gouvernement quant à la somme donnée pour mettre fin au contrat. Les 350 M$ promis par l’AFA mais qui ne viendront pas sont ainsi un coup qui pourrait être fatal à certains clubs déjà touchés par les modifications de la somme initialement prévue (les clubs avaient espéré toucher 1080 millions de pesos avant de devoir se contenter de 880 millions de pesos avec un versement immédiat de 350 millions suivi d’un autre de 350 millions en février et un dernier versement de 180 millions à une date encore à définir). La situation est critique. Plusieurs clubs semblent désormais dans l’incapacité à signer le moindre chèque, le football local plonge petit à petit en situation de déficit profond, certains clubs de la capitale ont déjà informé leurs joueurs qu’ils ne pourraient pas déposer leurs chèques de salaire avant le début de l’année 2017 par manque de fonds. Nicolás Russo, président de Lanús a ainsi affirmé que « certains clubs ne peuvent plus payer leurs joueurs ni leurs employés. »

Les conséquences n’ont pas tardé. Cette semaine, Jorge Burruchaga a quitté son poste d’entraîneur à Sarmiento pour des raisons économiques, faute de salaires payés et d’un départ annoncé de joueurs. Ce qui a fait twitter son président Fernando Chiófalo « le gouvernement et le Comité de Regularización, leur seul but est de ruiner le peu de clubs sains qu’il reste. »  Sarmiento est en effet l’un des clubs de l’élite à dépendre directement des droits télé. Banfield ou Temperley, qui ont « perdu » près de 42 millions de pesos dans l’histoire se retrouvent devant le risque de ne plus pouvoir payer leurs joueurs et leurs employés. Quilmes, dont 65% de la somme permettant de payer les salaires proviennent des droits télé, se retrouve en train d’accumuler une dette sans commune mesure, 40% des salaires d’octobre restant à payer ainsi que les soldes de novembre et de décembre.

Il semble surtout que le versement de ces indemnités permet au gouvernement Macri de faire chanter l’ensemble des clubs de l’élite et de prendre le contrôle du football local. Car en toile de fond resurgit l’ombre de la Súperliga. Ce projet de championnat à 20 est porté en grande partie par Daniel Angelici, président de Boca, et a reçu le soutien de plusieurs grands, qu’ils soient de River ou du Racing. Ancien président de la maison Xeneizes, Mauricio Macri chercherait donc à profiter de sa position de force pour pousser vers ce nouveau championnat, un football privé indépendant de l’AFA notamment lorsqu’il s’agit de négocier ses droits télés (lire Súperliga : l'Argentine vers une scission ?), La Nacion rapportant que le versement des 350 millions de pesos est conditionné par la création de celle-ci. Une réunion a ainsi eu lieu entre Javier Medín, aujourd’hui à la tête de la et plusieurs représentants de clubs (Rodolfo D´ Onofrio et Matías Patanian de River; Pascual Caiella d’Estudiantes, Nicolás Russo de Lanús, Raúl Gámez de Vélez, Marcelo Martín d’Unión, Eduardo Spinosa de Banfield, Horacio Martignoni de Sarmiento, José Lemme de Defensa y Justicia et Luis Sasso d’Huracán). Une réunion qui n’a rien donné, comme l’illustrent les propos de Raúl Gámez : « Le gouvernement nous a mis dans cette situation. On est pressé par le manque d’argent parce qu’ils n’ont pas respecté l’accord. Celui qui aujourd’hui nous représente ne peut être Javier Medín, qui fait partie de ce gouvernement » (NDLR : Medín est un proche de Macri). Une tentative de prise de contrôle qui déplait à un grand nombre, notamment à Marcelo Tinelli qui s’est montré ironique et piquant sur son compte Twitter pour évoquer l’actualité (rappelons que Tinelli était favori pour prendre la présidence de la future Súperliga avant de s’en voir privé par la nomination de Juan Sebastián Verón adoubé par le duo Macri – Angelici).

C’est donc une affaire à l’Argentine, un savant mélange de chantage économique et de lutte politique qui vient prendre en otage le football local et dont le problème de la gestion de l’argent des droits télé n’est que la partie visible de l’iceberg. A cette guerre politico-économique vient de mêler une bataille idéologique, une lutte de pouvoir entre géants et petits. Il y a quelques jours, après un recours déposé par les 30 clubs de l’Ascenso (soit les clubs de D2 et des niveaux inférieurs), la juge María Servini a enjoint l’AFA d’organiser une nouvelle assemblée avant le 30 décembre pour définir la date des prochaines élections. C’est donc aussi une guerre de vision de l’avenir qui se joue en coulisses et qui oppose donc les différents clans de l’élite mais aussi les clubs des étages inférieurs et mêle jusqu’au pouvoir politique national.

Un vrai risque de désaffiliation ?

Le tout alors que la Commission de Normalisation n’a toujours pas voté les nouveaux statuts de l’AFA et que la pression de la FIFA commence à se faire sentir, celle-ci ayant demandé à ce que ces statuts soient validés d’ici mi-janvier / début février. Il faut en effet rappeler que depuis la mascarade que furent les élections de décembre 2015 (lire AFAgate), l’Argentine n’a pas de patron et a été placée sous tutelle de la FIFA. Une tutelle qui pourrait lui coûter cher si la FIFA se décidait enfin à prendre position.

Il faut dire que la plus haute autorité du football mondial a largement de quoi sanctionner l’Argentine et de la suspendre de toute compétition internationale. Pour cela, la FIFA peut s’appuyer sur plusieurs points de ses statuts. Les articles 14, 15 et 19 établissent en effet qu’un chaque membre de l’organisation doit être administré de manière indépendante sans aucune intervention tierce dans ses affaires. Une première série d’article qui vient donc directement condamner l’intervention de l’Etat dans les affaires de l’AFA. De plus, l’article 5 et l’article 59.3 rappellent que chaque membre ne peut faire appel à la justice pour régler des conflits internes, ce qui vient donc percuter la procédure entamée par les clubs de l’Ascenso. La menace est réelle. Certaines voix, comme celle de José Luis Chilavert, commencent à demander à la plus haute instance d’agir. Diego Maradona vient de rappeler la réalité de la menace. La FIFA vient en effet d’envoyer une lettre officielle, signée par son secrétaire adjoint, Zvonimir Boban dans laquelle elle rappelle ses points à l’AFA. L’idée serait que la FIFA laisse jusqu’à mi-2017 à la Commission de Normalisation pour terminer son travail et lancer les élections. Si rien n’est fait d’ici là – et on commence à avoir du mal à imaginer une solution –, elle devrait mettre les textes en application et donc sanctionner l’AFA par une désaffiliation. Ce qui priverait les clubs de compétitions internationales et aussi (surtout), l’Argentine de Coupe du Monde 2018.

S’il ne restera pas dans les annales pour ce qu’il s’est passé sur le terrain, le match opposant Tigre et Atlético de Tucumán le restera par le fait qu’il fut le dernier match du programme FpT et ouvre un nouveau conflit, sème de nouveau le chaos. Si FpT divise les amoureux de football argentin (voir sondage du Dario Popular), le souci désormais réside dans le fait que les conflits qui minent son football mettent l’Argentine dans une situation des plus délicates, sans aucune vision d’une possible issue (rapide ou non). Le Comité de Normalisation gouverné par l’AFA et placé sous la tutelle de la FIFA semble sans capacité à venir résoudre le conflit, à la crise économique vient désormais s’ajouter une crise politique. Le fait que désormais le gouvernement argentin, qui soutenait le football albiceleste depuis 2009, vient désormais rompre ce soutien pourrait plonger bien des clubs dans une situation encore plus précaire. Et entraîner ainsi tout un football dans un gouffre sans fond…

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.