Alors que son football aurait pu surfer sur la vague d’un Bolívar quart de finaliste de la Libertadores, la Bolivie a de nouveau sombré. Sa saison 2023 est annulée.

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Il avait disparu des radars de la planète Lucarne Opposée, d’une part faute de temps pour votre serviteur de le suivre convenablement, d’autre part car suivre un championnat dans lequel les polémiques succèdent aux conflits d’intérêts et aux diverses magouilles de dirigeants qui n’ont de cesse de tuer leur football tant que cela peut leur rapporter suffisamment, avait fini par user. Et finalement, vous n’aurez rien manqué puisque tout ce qu’il s’est passé en 2023 jusqu’ici en Bolivie ne comptera pas.

Réseau de corruption sur fond de paris sportifs

La semaine dernière, le président de la fédération bolivienne de football (FBF), Fernando Costa, dénonçait publiquement un vaste « réseau de corruption » au sein du football local et annonçait alors vouloir suspendre les tournois de División Profesional et la Copa Simón Bolívar (deuxième division) : « Nous avons pu comprendre les mauvais arbitrages sur le terrain et au VAR lors de plusieurs matchs. Avant, nous ne comprenions pas, désormais oui ». En conférence de presse, le président de l’entité du football bolivien décrivait alors des « preuves gravissimes » impliquants des joueurs, des dirigeants et des arbitres dans une énorme opération de matchs truqués et de paris sportifs qui « a touché la majorité des clubs de División Profesional et de la Copa Simón Bolívar » et qui visait « à tirer des bénéfices économiques et ternir la gestion actuelle [du football local] ». Costa s’était alors bien gardé de dévoiler des noms, annonçant des suites pénales à l’affaire. Le conseil supérieur de la division professionnelle avait alors ajouté : « Le président ne permettra pas que la corruption nuise au football bolivien. Il y a des dirigeants qui misent leurs économies sur leur club, investissent beaucoup d’argent, et nous ne pouvons pas permettre que les institutions soient lésées par des éléments qui contaminerait l’ensemble du système ». La suite devait donc se poursuivre devant les tribunaux civils.

Photo : AIZAR RALDES/AFP via Getty Images

Fernando Costa n’avait également pas voulu donner d’exemples de rencontres affectées par ce réseau : « tant que nous n’aurons pas le relevé des analyses menées par le Ministère public, nous ne souhaitons pas dévoiler les informations afin qu’elles servent de preuves complètes pour les sanctions et la procédure pénale ». Les fameux documents ont ainsi été remis au conseil juridique de la fédération et bien évidemment, des audios ont rapidement fini par filtrer. Dans un premier, une conversation entre un arbitre et un joueur, le premier demande au second de faire en sorte que Bolívar marque un but à son équipe entre la 80e et la 90e minute avec, comme récompense, 5000 dollars.

Un autre audio fait encore plus parler. Dans celui-ci, le président de Vaca Díez, Marcos Rodríguez échange avec l’arbitre Gaad Flores à l’aube d’un match opposant son équipe à Nacional Potosí.

En voici la traduction :

« Rodríguez : Gaad, tu es seul ?
Flores : Oui, Doc, je ne pouvais pas parler et mon téléphone portable était éteint.
R : Oh, ouais. Écoute-moi deux choses. Tu es seul, n'est-ce pas ?
F : Oui, Doc, les garçons viennent de s’en aller.
R : Ouais, ouais, d'accord. Écoute. Nous avons besoin de cinq buts dans le match ; il faut que cela soit fait. Les cotes ne rapportent pas ce que nous voudrions... donc il faut beaucoup plus de buts pour toucher plus, même si ce serait un coup dur pour nous. Donc dans le match, il doit y avoir au moins cinq buts, peu importe qui, mais il est important qu'il y en ait trois en première mi-temps, ok. Tu peux même accorder un penalty contre nous, ce n’est pas un problème. En d'autres termes, fais en sorte qu’il y ait ces trois buts en première mi-temps. Il y a trois... trois billets verts pour... dans tes mains, d'accord ?
F : Ouais, parfait, Doc.
R : Et... j'essaie de te faire nommer VAR contre Independiente, parce que là, nous voulons faire le plus gros... parce que... à cause du résultat précédent que nous avons eu avec Nacional, ils ne nous paient pas bien. OK
F : Oui. Maintenant... euh, Doc, avez-vous aussi parlé à Nacional ?
A : J’ai déjà parlé, j’ai déjà parlé, ok ? Donc il n'y a pas de problème, tu peux accorder un penalty, au moins celui qui Mustafá va concéder
[NDRL : il est question de Saidt Mustafá, le gardien de Nacional]. Mais fais plus de notre côté, avec nous il n’y aura pas de problèmes. J’ai aussi parlé avec Alejandro alors sois tranquille.
F : Avec Mancilla
[NDLR : président de la commission arbitrale] ?
A : Je vais l'appeler à nouveau, pour arranger les choses. Fais ton travail s’il te plait. Trois buts en première période puis cinq. Dès qu’on a les cinq, tu peux arbitrer pour faire en sorte que plus personne ne marque si tu le souhaites. OK ?
F : Parfait, Doc, il n'y a pas de problème. Donc, tout est discuté avec Mancilla, et je ne sais pas... Cardozo
[NDLR : Juan Carlos Cardozo autre membre de la commission d’arbitrage]... alors, tout va bien ?
A : T’inquiète pas. Avec eux, c’est réglé à 100%, c’est pour ça que j'essaye avec Cardozo de faire en sorte que tu sois au VAR pour samedi face à Independiente, parce que là, nous devons gagner et on veut voir si on parvient à obtenir un résultat exact… Ils nous paient bien. C’est réglé.

[…]
A : C’est difficile pour nous de gagner là-bas. On ne va même certainement pas gagner. C’est pour ça qu’il faut qu’il y ait au moins cinq buts dans le match et Vaca Díez doit en mettre deux.
F : Cinq buts et au moins deux de Vaca D
íez ?
A : Non, plus de cinq buts dans le match. Ils peuvent gagner par exemple 6-1 ou 5-2, 4-2
F : Et en première période ?
A : Si on arrive à faire ce qu’il faut, la première mi-temps est celle qui rapporte le plus avec les paris. Il faudrait qu’il y ait quatre buts, un 3-1 ou un 2-2, les deux équipes doivent marquer. Mancilla est au courant, ceux de Nacional aussi, ils ont parlé avec Mustafá et je ne sais quels autres joueurs de la défense qui pourrait provoquer un penalty.
[…] Si ce n’est pas fait, on n’aura rien ».

Il est ensuite rapidement question des arbitres assistants, que Flores ne veut pas impliquer. Au moins cinq buts, trois en première, même si à la fin Rodríguez dit quatre, seuls les faits devraient en dire plus sur la véracité de ce possible arrangement. Le match NacionalVaca Díez s’est soldé par une victoire 5-0 du premier, quatre buts ont été inscrits en première période.

Dans la foulée, tout a explosé : Libertad Gran Mamoré a dénoncé l’un de ses joueurs, Grovert Carrillo, son contrat a été résilié, quatre ou cinq autres joueurs étant dans leur viseur. Carrillo a depuis confirmé avoir été approché mais affirme avoir refusé, fournissant des preuves de ces approches de son refus de céder. Quatre joueurs d’Independiente Petrolero ont été dénoncés comme ayant reçu des pots-de-vin par la présidente du club, Jenny Montaño. Marcos Rodríguez enfin a quitté son poste de président de Vaca Díez pour se mettre à disposition de la justice.

Repartir de zéro

Fernando Costa avait annoncé la difficulté de poursuivre un tel championnat totalement « vicié par ces affaires », ce mardi, la décision est donc tombée : « Le Conseil Supérieur de la Division Professionnelle, avec quatorze voix pour, une abstention et deux contre, a décidé d'annuler les tournois 2023 ». Autrement dit, la saison 2023 de première division, qui arrivait à ses trois-quarts, est effacée des tablettes. De plus, les clubs ont demandé à l'unanimité la révocation des membres de la Commission d'arbitrage, présidée par Alejandro Mancilla, Wilson Estrada et Juan Carlos Cardozo. La Copa Simón Bolívar n’est quant à elle pas concernée, elle se met en pause deux semaines, le temps de nommer une nouvelle commission d’arbitrage, et reprendra son cours normal, Isaac Molinedo, président de l’Asociación de La Paz, déclarant à Premium : « les potentiels matchs truqués n’ont concerné que la première division » (sic). Se pose ainsi le souci des accessits continentaux pour 2024 ainsi que de la relégation. La CONMEBOL avait déjà indiqué qu’elle n’autoriserait pas une annulation pure et simple de la saison bolivienne. C’est pour cette raison que la fédération envisage la mise en place d’un « championnat express », disputé d’ici décembre prochain et qui permettra justement de définir accessits continentaux. Avec cependant une idée assez forte : La FBF a donné soixante-douze heures à Sport TV Rights, la société qui gère les licences de paris sportifs, de les retirer de toutes les plateformes, tant en Bolivie qu’à l’étranger. Au cas où elle ne le ferait pas, la fédération activerait alors la voie juridique pour éliminer toute possibilité de parier sur son championnat et ainsi écarter la menace de nouveaux matchs truqués. Un choix fort et osé quand on sait que les sociétés de paris sportifs ont pris le contrôle de nombreux championnats en Amérique du Sud, que ce soit à travers le naming des compétitions, le sponsoring des émissions télé ou des clubs engagés.

Photo : Yuri Murakami/Fotoarena/Sipa USA - Icon sport

Reste que de nombreuses questions demeurent : Quel format ? La CONMEBOL validera-t-elle ce projet ? Comment mettre en place les relégations ? Que faire du cas Vaca Díez, dont la rumeur veut que sa désaffiliation pourrait être prononcée ? La décision n’a pas non plus fait l’unanimité totale. Parmi les réfractaires, deux clubs, les deux leaders actuels du championnat : The Strongest et Nacional. Le premier semble le plus préjudicié dans l’histoire. Leader avec six points d’avance sur Nacional, huit sur Bolívar, The Strongest court après le titre depuis l’Apertura 2016. L’an passé, leader après vingt-cinq journées, il avait vu les mouvements sociaux venir paralyser le pays et finir par faire stopper le championnat sans que le titre ne lui soit accordé. « Nous allons faire savoir à la CONMEBOL qu’en si peu de temps, le football ne pourra être assaini, les joueurs ne changeront pas. Il n’est pas correct de vouloir réduire à un mois et demi, un championnat qui durait jusqu’ici depuis neuf », a ainsi déclaré son président Héctor Montes. Pendant ce temps, Jorge Wilstermann, qui avait débuté le championnat 2023 avec six points de pénalité en raison de dettes, cause aussi quelques maux de têtes à la fédération qui doit décider si en repartant à zéro sur un format court, elle doit annuler cette sanction, au risque de faire une jurisprudence. Du côté des joueurs et des suiveurs, c’est la consternation. Plusieurs joueurs du Strongest ont réagi sur les réseaux sociaux, parfois avec véhémence, pour exprimer leur colère et/ou leur désespoir de voir leur travail de deux ans réduit à néant. Nombreux, dans plusieurs clubs, sont ceux qui se montrent écœurés, le mot honte revenant régulièrement dans les commentaires. Il n’est pas certains que certains aient envie de poursuivre dans ce climat général.

C’est donc dans un contexte où son football local est au bord de l’explosion que la Bolivie s’apprête à lancer son nouvel espoir de Coupe du Monde. Ceci, au moment où l’une de ses locomotives, Bolívar, venait de retrouver les quarts de finale de la Libertadores. Un Bolívar dont le président Marcelo Claure avait annoncé il y a un mois le début des travaux de construction de son nouveau stade, prévu pour 2025, mais qui vient finalement de menacer que si le ménage n’était pas fait dans le football local, il en « serait terminé du projet Bolívar ». Autant dire, que le football bolivien se retrouve une fois encore au bord du chaos.

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.