Le Roi Pelé est mort à l’âge de quatre-vingt-deux ans à São Paulo.

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L’idole de mon enfance n’est plus. Pas que j’ai soixante ans, découvrant le football à travers la Coupe du Monde 1970 et les exploits de Pelé, qui se terminent en but ou en presque but, les spectateurs et téléspectateurs les mains sur la tête, les yeux qui brillent. J’en ai moitié moins, mais mon idole d’enfance était quand même Pelé. Dans la cour d’école du début des années 2000, lorsque je jouais au football, je n’étais pas Zizou, ni Ronaldo, l’autre idole de mon enfance, ni Nicolas Goussé, attaquant de l’ESTAC, j’étais Pelé. J’étais Garrincha, Didi, Zagallo, Vavá, mais j’étais surtout Pelé.

Au début du troisième millénaire, le football à la télévision restait épisodique, surtout pour un enfant qui n’avait pas accès aux chaînes payantes, qui devait aller se coucher avant le début des matchs européens en semaine. Le football, c’était pour moi l’Équipe de France à la télévision, le multiplex de Division 1 à la radio, les premières mi-temps de Ligue des champions les semaines de vacances, le rendez-vous dominical de Téléfoot. Téléfoot était immanquable car j’étais mordu de foot, dans la cour d’école, dans ma chambre pleine de posters, dans les magazines, à la télévision. J’avais besoin de ma dose, qui se trouvait souvent à disponibilité immédiate : la cassette VHS.

J’avais des cassettes sur les plus grands matchs de la Coupe du Monde et les légendes de la Coupe du Monde, que je voyais et revoyais, rembobinant immédiatement après le visionnage pour ne pas perdre de temps lorsque j’allais avoir envie, encore une fois, de revoir les plus grands joueurs en action. Pelé était sur la couverture, régnant au centre, entre Platini et Maradona. J’étais fasciné par le Pelé de 1958, un adolescent au sourire tranquille, qui jouait de dos aux fléchettes avec la même insouciance qu’il jouait au football dans les plus grands stades de Suède. Triplé contre la France en demi, doublé contre la Suède en finale, des golaços, coups du sombrero, une détente exceptionnelle, une domination sur les autres irrationnelle. Avant même d’être majeur, il était le Roi. En réalité avant même la Coupe du Monde, Nelson Rodrigues, l’un des plus grands écrivains du Brésil, prophétisant en février 1958 après un quadruplé de Pelé contre l’America : « Pelé a sur les autres joueurs un avantage considérable : celui de se sentir Roi, de la tête aux pieds. […] Je veux croire que sa plus grande qualité est justement son manque absolu de modestie. Il se place au-dessus de tout et de tous ».

Pelé, la saga

Pelé, ou Edson Arantes do Nascimento comme il aimait se séparer lui-même, a cette arrogance, cette confiance en soi digne des plus grands. Sans un Edson fier et supérieur, il n’y a pas de Pelé triple champion du monde et auteur de plus de mille buts en carrière. À de nombreuses reprises, Pelé a mis en avant ses exploits, lorsqu’il s’agissait d’une interview concernant sa carrière ou, plus surprenant, plus dérangeant, lorsqu’il s’agissait de rendre hommage à un autre joueur. Mais Pelé est le Roi, un monarque absolu, incontesté et incontestable, qui règne sur tous ses sujets. Si n’importe lequel d’entre nous mortels avait réalisé ne serait-ce que le millième de la carrière de Pelé, il en parlerait certainement jusqu’à la fin des temps. Pelé est le plus grand, triple champion du monde, auteur de mille buts, et plus, car les deux-cent-quatre-vingt-deux buts marqués entre le millième au Maracanã en 1969 et le mille-deux-cent-quatre-vingt-deuxième lors de son jubilé en 1977 comptent également.

Pelé a marqué mille buts oui, un débat qui peut-être avec sa mort cessera d’être. Mille buts oui, certains en matchs officiels, certains en matchs amicaux, à une époque différente d’aujourd’hui. Certains en Coupe du Monde, certains dans le championnat paulista, l’un des meilleurs championnats du monde de l’époque. Certains avec l’armée, peu, très peu, quinze buts en onze matchs, qui n’auraient pour moi pas dû être comptabilisés et qui ne changent pas grand-chose au total final. Certains en amicaux, sur tous les territoires, contre les plus grands et les plus petits du monde. Certains en finale de la Taça Brasil, de la Copa Libertadores, de la Coupe intercontinentale. Pelé est la victoire, Pelé est le but. La liste des mille buts existe, le détail a déjà été fait ici. Il manque la vidéo, certains buts ont été filmés puis perdus, ici est le véritable drame. Car un but de Pelé, un seul but, est déjà un exploit. La classe, l’anticipation, le sens du jeu, la technique, la détermination, le but. Pelé est celui qui s’est le plus approché de ce qui est théoriquement impossible : la perfection. Parfois, lors de quelques nuits illuminées dans des stades obscurs ou les plus fameux du monde, Pelé a même dépassé la perfection. Les buts contre le Juventus de la rua Javari en 1959 ou contre Fluminense au Maracanã en 1961 ont existé oui, mais sans image, ils ne vivent plus que dans la mémoire des anciens, encore émerveillés par Pelé, mais qui comme Pelé, finissent par mourir. Mais le Roi est le roi, le Roi reste le roi.

Les mille (et quelques) buts de Pelé

Certains veulent faire passer Pelé pour le Roi usurpateur, comme si ses batailles n’avaient pas été héroïques, comme si ses campagnes n’avaient pas été légendaires. Certains veulent réduire les cinq-cent-dix-neuf buts en amical à zéro, comme s’ils n’avaient jamais existé, pire comme s’ils avaient été inventés. Comme si les jeunes des années 2060, dans un monde à une Coupe du Monde biannuelle et une Ligue des nations mondialisée, voulaient, au sommet de leur ignorance, faire passer le total de buts de Messi avec l’Argentine de quatre-vingt-dix-huit buts à cinquante-quatre, sous prétexte que les amicaux de sélection n’existent plus. Et plus, les amicaux de 1960 ont beaucoup plus de poids que les amicaux de 2020. Pelé n’a jamais joué en Europe. Faux. Rien qu’avec Santos en amical, il y a cent-quinze buts en cent-quatre matchs sur le Vieux continent. Et quand Pelé marque contre le Real Madrid, il ne s’agit pas d’un Real Madrid – Santos non, il s’agit d’un Europe – Amérique du Sud, pour voir qui est le meilleur du monde, dans quelle partie du monde se pratique le meilleur football. La réponse est au Vila Belmiro, au Pacaembu, au Maracanã, au Bernabéu, à San Siro et dans n’importe quel stade du monde où Pelé exprime toute la beauté de son art.

Pelé n’a pas joué seulement en Amérique du Sud et en Europe, il a joué aux quatre coins du monde, en Amérique du Nord, en Amérique centrale, aux Antilles et en Asie. En Afrique et aux Caraïbes. En Océanie. Pelé a été un ambassadeur du football, emmenant le grand Santos en Afrique. Là-bas, tout le pays qui accueillait le Roi s’arrêtait. Le jour devenait férié. La guerre s’arrêtait même pour Pelé. Tous voulaient voir le Roi. Les pauvres qui ne pouvaient pas acheter de billet pour le match restaient devant le stade, pour entendre la foule chanceuse s’émerveiller avec les exploits de Pelé. Quand le Roi marchait dans la rue, certains embrassaient le sol où il venait de marcher. Pelé a joué devant le monde entier, il a joué devant des rois légitimes et illégitimes, devant des présidents, des empereurs, des sultans, des cheikhs, des émirs et d’autres encore. Un match de Pelé était toujours un événement, un match de Pelé était le plus grand événement de la ville. Aux États-Unis, il a inventé le football. Jamais personne, dans n’importe quel coin du monde, n’a fait autant pour le football que Pelé.

pelePhoto : AFP via Getty Images

Certains veulent remettre en cause ses trois Coupes du Monde, disant qu’il n’a joué que deux matchs en 1962. En réalité, un match complet et vingt minutes, avant de se blesser à cause de l’accumulation des matchs. Car Pelé a beaucoup joué, trop en début de carrière. Le rythme et l’intensité des matchs étaient inférieurs oui, mais le rythme et la fréquence des matchs étaient indécents, Pelé jouant parfois trois matchs en trois jours. En 1959, il a joué pour Santos, pour le Brésil, pour la sélection paulista, pour la sélection brésilienne des armées. Et il a marqué cent-vingt-sept buts en cent-quatre matchs. Et en 1961, à vingt-et-un ans mais au sommet de sa forme technique et physique et de sa faim de buts, Pelé, véritable machine, a marqué en cent-douze buts en soixante-quinze matchs au cours de la saison. Et selon mes projections de statisticien de métier, il aurait pu lors de la Coupe du Monde 1962 atteindre les dix buts, tous plus beaux les uns que les autres. Comme nous avons perdu un Pelé dans un club européen, qui aurait pu battre tous les records et remporter tous les titres, nous avons perdu le Pelé de la Coupe du Monde 1962, qui aurait pu être la plus grande Coupe du Monde individuelle de l’histoire, devant celle de Garrincha de cette même année 1962, devant Maradona 1986. Devant tout le monde.

Le talent de Pelé ne peut pas non plus être remis en cause. Il aurait pu jouer à n’importe quelle époque, à n’importe quel poste. Qu’est-ce qui aurait pu l’en empêcher ? Une technique défaillante, un sens du jeu médiocre, une détente ridicule, une capacité à marquer en dessous de la moyenne, un jeu de tête faiblard, un pied gauche perfectible, un jeu collectif inexistant ? Non, Pelé avait tout. Il avait toutes les qualités, et plus encore, du footballeur moderne. En 1966, lorsqu’il s’entraînait à jouer gardien avec la Seleção, les Anglais s’exclamaient : « Better than Gilmar ! ». Pelé était le football.

J’ai appris la mort de Pelé par une notification de Globo vers 16 heures, alors que je m’apprêtais à prendre le métro vers Copacabana. J’ai immédiatement pensé au travail, que j’allais avoir quelques réactions à recueillir, peut-être quelques interventions à faire en radio. J’ai mis le rationnel en ON et l’émotionnel en OFF. Et puis à 19h30 dans un bar de Copacabana, 23h30 en France, quand j’ai compris que je n’aurai plus à parler en radio, j’ai ingéré la brutale nouvelle, j’ai intégré le choc, j’ai réalisé que l’idole de mon enfance s’en était allé pour toujours. Je suis allé aux toilettes et je me suis effondré en larmes. Et aujourd’hui, à l’heure de terminer cet article, à l’heure d’enterrer le Roi, mon cœur saigne et les larmes coulent à nouveau sur mon visage. La tradition veut de dire « Le Roi est mort, vive le Roi ». Mais après Pelé, il n’y aura plus, plus jamais, un Roi du football aussi légitime. Pelé, merci pour tout, et surtout, merci d’avoir rendu mon enfance si heureuse.

 

 

Photo une : MAURO PIMENTEL/AFP via Getty Images

Marcelin Chamoin
Marcelin Chamoin
Passionné par le foot brésilien depuis mes six ans. Mon cœur est rouge et noir, ma raison est jaune et verte.