Deux peuples footballistiquement « irréconciliables ». Le Superclásico uruguayo de Montevideo est le derby le plus ancien du continent et un des plus fascinants. Au mythique Centenario, Peñarol et le Nacional se rencontraient dimanche pour la 534e fois. Et autant d'anecdotes qui écrivent l'histoire d'une rivalité exceptionnelle dans un vrai pays de football. « Mas que un partido », assurément.
« Si tu n'as qu'un match à faire en Amérique du Sud pendant ton séjour, c'est Peñarol – Nacional ». La lecture du message envoyé par plusieurs rédacteurs de Lucarne Opposée laisse perplexe. Ont-ils déjà entendu parler de Boca - River ou des derbies de Rio ? Bon, ce sont quand même les spécialistes du foot Sud-Am, allons voir ce qu'en pense Wikipédia. La rivalité entre les deux « ennemis à jamais irréconciliables », vieille de 118 ans est le plus ancien derby du continent. Enrichi de luttes historiques et juridiques - une guerre des dates, « el decanato » est toujours en cours pour définir qui est le club doyen uruguayen – mais aussi sociales et identitaires - entre les Carboneros de Peñarol, créé par les ouvriers de la compagnie de chemins de fer anglaise en 1891 (ou 1913 donc) et les Bolsos du Nacional par des universitaires indépendantistes en 1899 - le Superclásico déteint sur la société uruguayenne dans son ensemble. Deux trois vidéos d'ambiance sur Youtube finissent par me convaincre. Les billets en poche, me voilà embarqué dans le ferry pour les quatre heures de voyage qui séparent Buenos Aires et Montevideo. Bien m'en prend.
Dès Tres Cruces, le terminal de bus de la capitale, les maillots fleurissent. À deux heures du match, la calme Montevideo est coupé en deux. Ici, qu'on soit homme, femme, ou enfant, chacun a dû choisir son camp. Peñarol ou Nacional. Jaune et noir ou tricolore. Comme Santiago, beaucoup ont fait un long déplacement pour assister au match. Près de 90% des supporters du pays de 3,5 millions d'habitants soutiennent un des deux titans du football continental. A l'échelle nationale, les ogres uruguayos se partagent 95 des 115 titres de champion de l'histoire (49 pour Peñarol / cinq Libertadores contre 46 / trois Libertadores pour le Nacional). « C'est mon troisième Clasico et à chaque match, c'est l'excitation d'une première fois », déroule ce fou du Nacional. « Si on gagne ce soir, c'est magnifique car on les ridiculise et on remporte un nouveau titre ».
Cette saison, le match de l'année est qui plus est une finale. A trois journées de la fin de l'Apertura, le Nacional compte deux points d'avance sur son dauphin Peñarol. En ce dimanche après-midi, la capitale tourne au ralenti, bercée par les chants des vagues interminables de socios qui se rendent au stade. L'impressionnant bal de maillots se poursuit jusqu'à l'Obélisque où, pour des raisons de sécurité, les deux hinchadas sont priées de se séparer et rejoindre chacune sa moitié de stade. Dans le parc Mendez Piana, le peuple jaune et noir s'échauffe la voix, termine ses bières et presse le pas. Au passage du bus des joueurs, la plupart sont euphoriques, déjà. « Avec le Nacional, tout nous oppose. On est prêt à tout donner pour gagner ce match. Les joueurs doivent en faire autant », hurle Diego, déjà dans son Superclásico.
Arrivés à quelques encablures du mythique Centenario – qui porte bien son nom et le poids des années -, les Aurinegros aperçoivent dans le ciel gesticuler les hinchas placés en haut de la barra Amsterdam. L'entrée par un tunnel dans l'imposant bloc de béton ouvert de 60 000 places est intimidante. Les tribunes de l'enceinte construite pour le Mundial 1930 sont coupées en deux. Au Nord, elle déborde de Tricolores les bras tendus, au Sud les Aurinegros, la font trembler en sautant. Sur le terrain, en préambule, un Superclásico se joue déjà entre les équipes de jeunes qui évoluent en D3. Les supporters de Peñarol, chauffés à blanc rêvent que le 3-0 des espoirs inspire les grands. La lutte pour l’hégémonie nationale est intense et se poursuit dans le stade – et même dans le Guinness Book des records pour leurs banderas - où le climat est difficile à décrire. Impressionnant. Dans l'arène, la rivalité se mesure en décibels. Là encore, tout est question de clivage et de contradiction. Quand l'un encourage, l'autre siffle, quand le premier public chambre, le second insulte et quand les Bolsos rient, les Carboneros pleurent. En tribune de presse non plus, les journalistes ne cachent pas leur appartenance. Cet antagonisme extrême s'illustre à l'annonce des compositions, puis l'entrée des joueurs dans un brouhaha incroyable. D'un côté les drapeaux s'agitent, de l'autre, on lâche des ballons. C'est parti pour deux heures de récital.
Si le spectacle est époustouflant en tribune, il tranche avec un Superclásico qui ne restera pas dans les annales. Fermée et peu rythmée, la première mi-temps est maîtrisée par le leader, le Nacional. Au retour des vestiaires et au rythme des tambours, les cœurs s'emballent. Contre le cours du jeu, c'est pourtant un ancien du PSG, Cristian Rodríguez qui ouvre le score sur coup-franc. L'international aux 116 sélections fait s'embraser la partie Sud du stade. La reprise de « Despacito » des jaunes, euphoriques, résonne dans le stade. Ceux du Nacional poussent plus fort et tandis que le soleil se couche, l'ambiance monte encore d'un cran. Le Bolso reprend rapidement le cours du match. Et Gonzalo Bueno arrive finalement à tromper un excellent Kevin Dawson. L'équipe d'Alexander Medina a maitrisé le match, les jaunes et noirs ne méritaient pas mieux.
1-1, un score à la saveur bien différente pour les différents hinchas. Un avant-goût de titre pour ceux du Nacional et du côté de Peñarol, la sensation, déjà que l'Apertura file au rival. La fin de match est électrique. Tandis que le Nacional reste célébrer, Peñarol quitte rapidement le stade. Il faudra de nombreuses heures à Montevideo pour retrouver son calme. Malgré les divisions, au mois de juin, tout ce petit monde se réunira sous un seul étendard. Mais en souhaitant que ce soit un joueur de leur club qui fasse briller la Celeste au Mundial.
Par Ken Fernandez, à Montevideo pour Lucarne Opposée


