« Le football de l'intérieur est la mère. La mère, la sœur, le frère et le père. C'est celui qui sort du travail en pensant à bloquer l'ailier d'en face, le maçon qui joue numéro 10, la fille qu'on traite de lesbienne parce que jamais on ne voudrait l'affronter sur un terrain. C'est le vers caché, le drapeau de corner soutenant son poteau, les surfaces sans herbes mais les tribunes pleines. On y parle de pression, on y parle de rage. De rire et de célébrité. De douleur. On y parle de drame. On y parle avec passion. En face à face ». Mintxo (Fermín Méndez), pour La Diaria.

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L'Association Uruguayenne de Fútbol est fondée en 1900 par quatre clubs de Montevideo. Pendant presque tout le XXe siècle, l'AUF est restée la fédération de quelques clubs de Montevideo, avec uniquement la participation de clubs de la capitale à ses trois divisions. Mais le football uruguayen est bien plus que l'AUF, qui est plus proche, si l'on devait comparer à la France, de la LFP que de la FFF. D'autres entités se sont développées au fil du temps pour représenter le football amateur, comme le football universitaire ou le football de l'intérieur, l'OFI (pour Organización de Fútbol del Interior). Pour donner une idée, en 2019 et selon l'étude « Que signifie le football pour la société uruguayenne ? » conduite par l'Université de la République, l'AUF regroupe 8 600 footballeurs et footballeuses, contre au moins 100 000 pour l'OFI et 10 000 pour la Ligue Universitaire.

L'OFI est fondée en 1946 mais ses origines et ses équipes sont souvent plus anciennes. Alors que l'AUF et son championnat se déroule à Montevideo, d'autres équipes naissent dans tout l'Uruguay au début du siècle. Des marins anglais jouent par exemple à Colonia del Sacramento et y apportent le football en ayant besoin de joueurs locaux pour jouer à onze contre onze. Dans d'autres départements, comme à Rocha, c'est un employé de l'état qui est muté en province et qui apporte la balle et l'amour du football. L'un des premiers clubs fondés dans l'intérieur des terres est le Melo Football Club, le 29 mai 1903. Ces clubs jouent des premiers matchs amicaux entre eux, au sein des villes de province, et leurs membres montent rapidement des ligues locales, comme par exemple la ligue départementale de Cerro Largo (celle de Melo), fondée le 19 avril 1914. À l'époque, il est inconcevable que les clubs de Melo, par exemple, jouent dans le même championnat que les clubs de Montevideo, à quatre-cents kilomètres de là (soit une journée de train). Ils jouent donc dans une ligue du département, entre clubs locaux, car dans la foulée du Melo Football Club se sont créés d'autres clubs comme le Sporting Club Artigas, le Wanderers Atlético Club, le Club Boca Juniors ou le Club River Plate. Depuis la fondation de la Ligue en 1914, un championnat se joue chaque année à Cerro Largo consacrant un champion du département. À ces ligues, qui sont souvent liées aux capitales départementales, s'ajoutent des ligues des autres villes importantes du département, comme la celle de Río Branco par exemple pour Cerro Largo. Toutes ses ligues se développent dans la première moitié du siècle, faisant vibrer les dimanches après-midi de ces villes de l'intérieur, générant gloires et champions. Au milieu du siècle, le développement du transport par la route implique de plus en plus la volonté pour ces ligues de s'organiser et de se fédérer. Et le 14 juillet 1946 est fondée l'Organización de Fútbol del Interior, OFI, qui regroupent toutes ces ligues. Étrangement, son siège est installé dans la seule ville dans laquelle elle n'est pas présente, Montevideo. Tous les clubs de l'OFI sont des clubs amateurs, malgré quelques primes pour les meilleures équipes, cela reste le cas aujourd'hui.

Coupe des sélections et Coupe des clubs

Au total, et au fil des années, soixante-et-une ligues qui se sont regroupées au sein de l'OFI, les plus grandes étant celles des capitales de chaque département (dans lesquels sont aussi regroupés les villes alentours), puis celles des autres villes. Tout cela est agrégé dans trente-cinq secteurs (deux par département hors Montevideo, mais un seul pour le département de Flores), chaque département ayant un secteur Capital et un secteur reste du département, ou Interior. Ces secteurs sont regroupés dans quatre groupes : l'est, le littoral (nom donné aux départements longeant le Río Uruguay), le littoral nord et le sud. Ce maillage en fractal, des villes au pays, permet de couvrir parfaitement l'intérieur de l'Uruguay, en superposant les couches. Rapidement, l'objectif de l'OFI est de créer un championnat qui sera vraiment national, bien plus que celui de l'AUF. C'est fait en 1951 avec le Championnat Nationale des Sélections de l'Intérieur. Les sélections de joueurs s'affrontent, couronnant un champion pour chacun des quatre secteurs du pays. Ces quatre sélections s'affrontent ensuite pour la coupe nationale. Le dernier vainqueur est Paysandú, vainqueur du secteur Litoral Norte puis de la coupe nationale.

En 1965, la Coupe Nacional de Clubs est créé en parallèle. Elle regroupe les champions de chaque département, mais aussi les mieux classés et se joue avec des poules organisées par proximité géographique, puis en confrontation aller-retour à partir de huitièmes de finale. La finale de 2019 a vu s'opposer l'Universitario de Salto à Lavalleja de Minas, et c'est l'équipe de Minas qui l'a emporté, un partout à l'aller et deux à zéro au retour. Parmi les clubs les plus titrés, on retrouve le Wanderers d'Artigas, l'Estudiantil de Paysandú, mais aussi l'Atenas de San Carlos avec chacun quatre titres. Le dernier club d'Atenas ne gagnera plus pour le moment le Coupe des Clubs de l'OFI puisqu'il s'est désaffilié à la fin des années quatre-vingt-dix pour rejoindre l'AUF et devenir un club professionnel. C'est l'un des rares clubs avec Plaza Colonia ou le Deportivo Maldonado à avoir réussi le saut entre l'OFI et l'AUF. En effet, depuis les années quatre-vingt-dix et sous la pression de la FIFA, l'AUF cherche à développer son maillage à l'intérieur des terres.

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L'intégration impossible ?

Deux types de clubs de l'intérieur ont commencé à intégrer l'AUF : ceux qui préexistaient au sein de l'OFI et qui ont du se désaffilier de cette dernière, et ceux qui ont été créé ad-hoc pour intégrer l'AUF, avec souvent la coordination des clubs de l'OFI du département, comme le Cerro Largo FC, le Rocha FC ou le Tacuerembó FC. Tout cela est fait avec l'assentiment de la FIFA, qui voit d'un mauvais œil que l'institution principale du football en Uruguay ne lui soit pas affilié (l'OFI étant encore techniquement indépendante). L'intégration a eu des effets positifs (les titres de Rocha ou de Plaza Colonia, les qualifications en coupe continentale de Rocha, Plaza, Cerro Largo...), mais a aussi créé des conflits avec les clubs professionnels qui voient d'un mauvais œil ce nouvel arrivant venir s’asseoir à la table des décisions. Ce fut notamment le cas en début d'année quand les clubs professionnels ont refusé d'organiser une Copa Uruguay, pourtant prévue par l'AUF, pour des questions financières. Depuis l'intervention de la FIFA, l'OFI a pourtant un droit de vote au sein de l'AUF, mais qui, dans ce cas, s'est révélé insuffisant. C'eût été le premier tournoi regroupant autant d'équipes de l'AUF et de l'OFI au sein d'une même compétition. Il y a bien eu des exemples de Coupe d'Intégration dès les années soixante-dix jusqu'aux années quatre-vingt-dix, mais ces dernières n'ont toujours compris qu'un très faible nombre d'équipes, quatre par exemple quand les clubs demi-finalistes de la Coupe Nationale des Clubs étaient invités à participer à la Liguilla pré-Libertadores. En 1995, le Centro Recreativo Porongos Fútbol Club avait obtenu sa qualification à une coupe continentale, la Copa CONMEBOL grâce à ses bons résultats (notamment un nul contre Peñarol). Ils avaient été éliminés dès le premier tour par les Montévidéens de River Plate, mais avaient ouvert une voie qui a depuis été empruntée par d'autres clubs.

Histoires et légendes

chuyEn attendant que les deux organismes se mettent d'accord, le football de l'OFI continue. Douze des vingt-six derniers sélectionnés par Tabárez viennent de l'intérieur du pays, dont certains qui ont évolué dans des clubs OFI étant jeunes comme Luis Suárez au Deportivo Artigas ou Giorgian De Arrascaeta au Club Atlético Anglo de Fray Bentos. L'importance du développement et de la détection du football de l'intérieur est l'un des points clefs du fameux « proceso » établi en 2005 par Óscar Tabárez, et il est donc à espérer, dans les prochaines années, que le rapprochement se poursuive entre l'AUF et l'OFI. Parmi les priorités de Tabárez dans le document établi en 2005, on retrouve l'objectif de « niveler la préparation des jeunes joueurs de l’intérieur par rapport à leurs collègues de Montevideo », mais aussi celle d'organiser plus de rencontres comme « organiser des compétitions U15 au niveau régional, considérant la proximité géographique comme critère principal ». Dans ce cadre, l'OFI doit avoir un rôle prépondérant, avec ses clubs et son maillage inégalé du territoire.

En attendant, l'OFI continuera d'être ce championnat, de tout le football, de celui où l'on joue formidablement bien en finale nationale, mais aussi celui qui émerveille avec ses noms de clubs basés sur d'autres clubs d'Amérique du Sud ou du monde, un grand nombre de Peñarol ou de Nacional mais donc aussi des Boca Juniors, des River Plate, des Olimpia, des Huracán, une Ligue Suisse à Nueva Helvecia, le Borussia Dortmund de Villa del Carmen, tout un monde. Quelques clubs ont une histoire spéciale, comme l’éphémère Central Palestino de Chuy, ou l’extravagant Tito Borjas de Minas (hommage à René Borjas) qui a connu son heure de gloire avec des galactiques comme Fabián O'Neill (et Marco Van Basten qui devait, soi-disant, venir y jouer quelques matchs). Mais cela est une autre histoire.

Aparté : la Liga Universitaria

En Uruguay, il existe une troisième organisation en plus donc de l'AUF (football professionnel) et de l'OFI (football de l'intérieur) : la Liga Universitaria. Elle regroupe environ 10 000 pratiquants en son sein, soit un total plus élevé que l'AUF. Elle a été fondée en 1914, avant l'OFI, et regroupe sur huit divisions des équipes formés principalement d'étudiants. Les premières divisions sont très sérieuses au point que l'équipe de l'Université de la République a remporté le championnat du monde universitaire en 2019 avec une équipe de sélectionnés de diverses équipes de la Liga Universitaria, tous étudiants de l'Université de la République. Encore une marque de l'ancrage profond du football en Uruguay, dans toutes les strates de la société.

 
 
Initialement publié le 14 juillet 2020, dernière mise à jour le 14 juillet 2022
Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba