En s’inclinant au Monumental et à Santiago, Argentine et Brésil ont raté leur entrée dans la campagne de qualification pour la Russie. Si nombreux ont vu en ces défaites de simples accidents, elles cachent pourtant une réalité tout autre : celle d’un continent qui récolte les fruits de son travail.

Depuis la défaite de la bande à Martino dans son Monumental, on n’y échappe pas. Si l’Argentine s’est inclinée chez elle face à l’Equateur, c’est parce qu’elle n’avait pas Messi et qu’autour de lui, c’est le néant (Di Maria, Pastore, Tevez, Mascherano et consorts apprécieront). Le même type d’analyse est fait lorsqu’on s’intéresse au Brésil avec Neymar. Cela devient plus amusant quand ces mêmes experts nous expliquent que l’Argentine ou le Brésil perdent quand Messi et Neymar ne sont pas au niveau. L’avantage de ce genre de raccourci, c’est qu’il permet de s’éviter à regarder plus profondément afin de trouver de véritables éléments de réponses. Certains trouveront amusant de voir l’Uruguay sans Cavani, Suárez ou Arevalo Rios aller chercher une victoire en Bolivie, là où même avec ses stars il n’y était jamais arrivé (certains experts nous expliqueront que ce n’était que la Bolivie en face). D’autres noteront que la « domination » de la sélection brésilienne sur le continent n’est finalement qu’assez récente, la moitié de ses Copa América ayant été acquise sur une décennie (voir Copa América : un centenaire de football). Certes Argentine et Brésil sont souvent responsables de leur situation actuelle (nous avons déjà évoqué le cas du Brésil), mais le souci de ce genre d’analyse centrée sur les deux géants, c’est qu’elle donne un instantané pris avec des œillères, une argentine, une brésilienne, et ne permet pas de comprendre que l’Amérique du Sud n’est pas/plus une simple histoire de ballet à deux, ne peut pas être observée uniquement à travers le prisme de ces deux pays. De se rendre compte qu’à côté des géants, les voisins ont travaillé, se sont organisés, ont progressé. De s’apercevoir finalement que ces défaites pourraient être tout sauf de simples accidents, qu’elles pourraient en appeler d’autres.

Une dynamique sur plusieurs années

Il suffit de s’intéresser aux résultats continentaux pour s’apercevoir que le paysage local évolue. Au niveau des clubs, si les paraguayens ont toujours été de redoutables compétiteurs, les dernières années voient ces dernier se placer de plus en plus régulièrement dans les derniers carrés des compétitions. En 2013, Olimpia perdait une finale qu’il n’aurait jamais dû perdre en Libertadores, l’année suivante le Nacional en faisait de même alors que Guaraní a atteint les demi-finales de l’édition 2015. Même observation en Sudamericana où sur les quatre dernières éditions (en comptant donc celle de cette année), un club paraguayen atteint au minimum les quarts. Ce pourrait donc n’être qu’un accident, une spécialité paraguayenne. Mais si on s’approche, on note que la Colombie a envoyé l’Atlético Nacional en finale de la dernière Sudamericana quand Millonarios atteignait la demie en 2012 et Itagui les quarts en 2013 et que Santa Fe est en quarts cette année après avoir été en quart de finale de la Libertadores, compétition dans laquelle les Cardenales avaient été demi-finalistes en 2013. Ces deux pays ne sont pas exceptions. En Equateur, LDU et Emelec sont traditionnellement bien placés sur le plan continental (la LDU gagne la Libertadores 2008, la Sudamericana 2009 est finaliste en 2011, Emelec est régulièrement en quarts des deux compétitions). Côté chilien, si tout le monde se souvient de la U de Sampa qui gagne la Sudamericana 2011 avant de tomber en demi-finale de la Libertadores 2012, d’autres se placent comme l’Universidad Católica, demi-finaliste de la Sudamericana en 2012 après avoir été sorti en quart de finale de la Libertadores précédente.

Le redécoupage du paysage sud-américain prend une autre dimension lorsqu’on s’intéresse aux sélections et aux catégories de jeunes. Personne n’a en effet oublié que l’Equateur, la surprise de bien des médias depuis ce week-end, a longtemps chatouillé l’Argentine lors de la dernière campagne de qualification à la Coupe du Monde, ne devant sa chute qu’à un trou d’air suivant la tragique disparition de Chucho Benitez. Chez les jeunes, les derniers Sudamericano soulignent cette tendance. Jusqu’ici souvent écrasés par le Brésil, les deux dernières éditions ont surtout montré la progression des autres footballs du continent, l’élimination de la jeune Seleção au premier tour en 2013, compétition remportée par la Colombie devant le Paraguay et animée par le Pérou en étant la meilleure illustration. Au niveau des clubs, si River sauve l’honneur des géants en remportant la Libertadores des moins de 20 ans, la première édition a été péruvienne avec le succès d’Universitario. Au-delà du factuel, ces résultats ne sont certainement pas le fruit du hasard. Ils sont la suite logique d’un long travail mené sur la formation et le développement des jeunes qui a permis à l’ensemble de ces pays de se rapprocher des deux géants. C’est ce que nous allons chercher à illustrer à travers quelques exemples.

La formation, la révolution sud-américaine

Mettons délibérément de côté l’Uruguay qui n’a jamais été un faire-valoir des deux géants médiatiques sur le continent et dont la politique de formation a déjà été illustrée sur LO à travers notamment le Defensor Sporting (voir Defensor Sporting : l’école du nouvel Uruguay) et intéressons-nous aux autres pays, que beaucoup n’ont pas vu venir ces derniers temps alors que le travail est mené depuis des années.

Il y a quatre ans, nous avions rencontré des amateurs de football péruvien à l’occasion d’un dossier consacré au pays (voir Au cœur du Pérou : du côté des fans). Nous avions alors évoqué les politiques de formation mises en place dans les clubs. «  Depuis 2000, on tente de travailler sur ce plan – c’est peut-être ce qui explique en partie des bons résultats des moins de 17. Les clubs sérieux prennent de plus en plus en charge le développement des jeunes et la fédération a tenté de se concentrer sur cet aspect. Les autres nations sud-américaines n’ont pas cessé de progresser : le Venezuela est le parfait exemple de ce travail à long terme. Ils n’ont cessé de s’améliorer ces dernières années parce qu’ils ont axé leur travail sur cet aspect-là. Il reste encore du travail mais nous avons progressé dans ce domaine et je pense qu’en poursuivant dans cette optique et avec le vivier de talent dont nous disposons, on devrait faire notre retard sur les autres d’ici 5-10 ans. » Ces politiques ont été renforcées par l’obligation donnée par l’Asociación Deportiva de Fútbol Profesional aux clubs pros d’intégrer et donner du temps de jeu aux moins de 20 ans et par la création d’un championnat national de cette catégorie. L’exemple péruvien n’est pas isolé.

Au Nord, en Equateur, si le football est utilisé par certaines communautés pour gagner de la visibilité, qui mettent alors en place des politique de formation et de détection strictement encadrées (voir l’exemple de Mushuc Runa), la meilleure illustration de ce travail de fond vient d’Independiente del Valle. En 2008, la Fédération Equatorienne de Football impose à l’ensemble des clubs de l’élite d’aligner au minimum un jeune sur le terrain pendant 45 minutes. A l’époque, cette décision ne plait guère aux grands clubs du paysage local mais va obliger les dirigeants à porter une attention particulière à la formation et finalement leur permettre de s’en sortir. Car la réalité économique du continent va rapidement devenir de plus en plus dure pour l’ensemble des clubs. Comme le résume Roberto Arroyo, coordinateur du centre de formation d’Independiente del Valle :« Travailler à la formation de footballeurs dès les divisions de jeunes est un investissement à court et long terme qui rapporte aux clubs qui décident de se lancer ». Reste que derrière l’argument économique, la politique de formation du club de Sangolquí est à l’image de ce qu’il se fait en Europe dans les meilleurs centres. En 2013, près de 600 000 $ sont investis dans le développement des jeunes par le club, soit 30% du budget du club (source). « Notre objectif est de former des sportifs titulaires de titres académiques. Nous ne nous contentons pas de simplement former des jeunes qui tapent dans un ballon », explique Arroyo. « Investir dans un jeune qui a du talent, qui a un futur et qui nous représentera, nous coûte moins que faire venir un joueur étranger qui souvent vient pour gagner beaucoup et n’est pas au niveau de nos espérances ». L’investissement est total. Un jeune qui entre au centre est alors encadré sur le plan du foot mais va aussi suivre un cursus scolaire (dans lequel il étudie les mathématiques, l’espagnol, reçoit des cours d’éducation civique, de science, d’informatique et d’anglais), être éduqué sur le plan de l’alimentation, de la vie en société et recevoir ses premiers salaires (50$ pour les u12 et 14, entre 100$ et 200$ pour les u16, entre 350$ et 400$ pour les u18 en fonction de leur niveau sur le terrain et en classe). Les enfants qui débarquent au centre sont souvent issus de couches populaires extrêmement pauvres, arrivent avec un déficit d’attention et d’éducation important. Ils sont encadrés par des éducateurs, des psychologues qui leur inculquent discipline et valeurs. Ce projet social et sportif extrêmement bien organisé donne un cadre idéal pour l’explosion des jeunes talents mais évite surtout de les « perdre » ensuite. La force du système n’est plus de former de simples footballeurs mais avant tout des hommes. Le club en récolte les fruits, il écrase les catégories de jeunes du pays. Pour les repérer, Independiente del Valle a mis en place un réseau de recruteurs qui sillonne principalement la côte ou la région de Guayaquil mais envisage désormais la mise en place de franchises aux quatre coins du pays. A l’image des Negriazules d’Independiente, l’ensemble des clubs équatoriens ont depuis suivi cette voix. La LDU prospecte sur Quito et s’occupe également de la formation sportive et de l’éducation des jeunes qu’elle accueille. Barcelona dépense entre 30 et 40 000$ chaque saison pour son centre et a mis en place depuis 2014 un véritable plan de renforcement de son centre de formation. Si les divers projets ont bien évidemment une répercussion sociale, elles permettent aussi au football équatorien de voir ses talents éclore. Juan Cazarez ou Jefferson Montero sont ainsi passés dans les rangs d’Independiente del Valle qui continue d’exporter ses jeunes pépites (comme Sebastián Méndez (18 ans) qui vient d’arriver à Linz en Autriche) et compte dans ses rangs en des Bryan Cabezas (18 ans) et autres Junior Sornoza (21 ans) quelques-uns des futurs talents de demain ont bénéficiera la sélection.

Au Paraguay, le projet mis en place à Guaraní est du même acabit. Afin de devenir un club formateur plutôt qu’un club acheteur, l’Aborigen (surnom du club) a développé ses structures du centre de formation. Et là encore, il s’est entouré de techniciens, de nutritionnistes, de psychologue et met en place un protocole qui encadre des joueurs des équipes de jeune jusqu’à l’effectif professionnel. Là encore, le club s’est structuré, a européanisé ses structures sans pour autant avoir coupé ses racines locales. Reste enfin l’exemple chilien. On pourrait voir en la génération qui vient de remporter la Copa América l’émergence d’une génération dorée. Sauf qu’elle aussi est issue d’un long programme de formation de jeunes talents. Aujourd’hui établi dans le paysage footballistique local, le pays ne s’arrête pas en si bon chemin. De la formation de ses futurs techniciens, chapeautée par Sampaoli lui-même (voir ici) au projet Sangre Chilena, lui aussi encadré par l’actuel sélectionneur qui vise à détecter les talents d’origine chilien dès le plus jeune âge aux quatre coins du monde (nous en avons déjà parlé – voir Sangre chilena : le nouveau projet fou de Sampa), le Chili continue son développement et se donne les moyens de rester sur le fauteuil sur lequel il vient de s’assoir. Reste aussi l’exemple colombien que nous avons déjà évoqué avec notamment l’histoire de sa cantera la plus prolifique des dernières années, celle sur laquelle s’est construit la nouvelle Colombie, Envigado que nous vous avons déjà présenté ici et ailleurs. Autant d’illustrations d’un continent qui s’est organisé, travaille et commence tout juste à en récolter les fruits.

L’appel aux compétences étrangères

Le vivier a toujours été là, les talents ont souvent éclos des divers pays du continent. La grande différence est qu’aujourd’hui, dans l’ombre des vitrines argentines et brésiliennes, les autres pays se sont structurés et ont compris que la formation des footballeurs passait aussi par l’éducation et la discipline. Mais derrière la formation, l’encadrement de l’éclosion de futurs talents, l’autre force de ces autres pays et d’avoir eu l’intelligence de faire appel à des techniciens étrangers.

Interrogés par nos soins en 2010, les supporters chiliens avaient souligné l’importance du travail de Bielsa, notamment dans l’acquisition d’une discipline collective. Aujourd’hui, derrière tous ces projets, derrières toutes ces autres sélections qui viennent prendre leur place dans la lumière des projecteurs se trouve un technicien étranger. Sampaoli au Chili, Gareca au Pérou, Pekerman en Colombie, Qunteros en Equateur, les meilleurs techniciens argentins exportent leur discipline aux quatre coins du continent. Le projet Independiente del Valle décrit ici est aussi chapeauté par un entraîneur uruguayen, Pablo Repetto, passé notamment par le Defensor Sporting. Derrière celui de Guaraní, Fernando Jubero, espagnol et ancien détecteur de talents de la cantera du Barça et de la fondation Aspire Dreams, qui s’est entouré de deux techniciens uruguayens qui ont joué en Europe Diego Alonso et Fernando'el Petete' Correa. En s’ouvrant au monde, en prenant le meilleur des autres continents, les voisins des deux géants s’évitent les travers dans lesquels ils tombaient jusqu’ici et qui leur coûtaient tant.

S’il n’est pas question dans ces lignes de venir affirmer que l’Argentine et le Brésil vont subir la domination des autres pays du continent, l’objectif visé est surtout de montrer qu’une vision trop centrée sur les deux géants occulte une grande partie de la réalité actuelle du continent. Parce que les autres pays se sont organisés, ont encadré leur développement devenu souvent priorité nationale.  Et si l’Argentine et le Brésil ont encore une certaine avance, celle-ci n’en finit plus de se réduire. Au point que les soi-disant accidents du week-end dernier pourraient bien se reproduire à de multiples reprises au cours des prochains mois, des prochaines années. Jusqu’à finir par ne plus en être.

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.