Dans l’histoire du football argentin et sud-américain, le Club Atlético Independiente tient une place à part. Le Rojo a en effet écrit sa légende lors des sept Copa Libertadores qu’il a remportée. Mais aujourd’hui, cette légende pourrait bien être remise en cause.
Le continent sud-américain regorge de grands clubs qui ont fait son histoire et sa légende. Parmi eux, Independiente occupe une place à part, il trône en effet seul au sommet de sa plus prestigieuse des compétitions : la Copa Libertadores.
Le Roi des années soixantes
Nous l’avons en effet évoqué lors de notre « Histoire d’un nom » consacré au Rojo (voir l'épisode 8), alors que la Copa Libertadores vient tout juste de voir le jour, Independiente devient le premier argentin à inscrire son nom au palmarès succédant au grand Peñarol et au Santos du Roi Pelé, seules équipes à y être parvenu jusqu’ici. Nous sommes alors en 1964, la légende du Rojo ne fait que commencer à s’écrire. Le plus grand fait d’armes reste la chute du double tenant du titre et grand club du moment, le Santos de Pelé en demi-finale après une victoire au Maracaná et une autre à Avellaneda, exploit qui ouvre les portes de la finale face au Nacional qui lui aussi découvrait ce stade pour la première fois de son histoire. Après un match nul 0-0 ramené de Montevideo, le Rojo entre dans l’histoire dans une Doble Visera pleine de 80 000 poumons argentins en s’imposant sur la plus petite des matchs, un seul but inscrit par Mario Rodríguez. L’année suivante, Independiente réitère son exploit lors d’un triple affrontement face à un autre uruguayen, Peñarol (victoire 1-0 à la Doble Visera, défaite 3-1 au Centenario puis victoire 4-1 à Santiago lors d’un match d’appui).
Après ces deux victoires consécutives, Independiente va devoir attendre près d’une décennie pour revenir dans la lumière. Il va alors écraser les années soixante-dix en remportant quatre Libertadores consécutives en 1972 face à Universitario (après un 0-0 au Pérou et une victoire 2-1 à Avellaneda), en 1973 face à Colo-Colo (1-1 à Avellaneda, 0-0 à Santiago et victoire 2-1 lors du match d’appui à Montevideo), en 1974 (défaite 2-1 au Pacaembu de São Paulo, victoire 2-0 en Argentine) et en 1975 (défaite 1-0 à Santiago face à Unión Española, victoire 3-1 au retour à la Doble Visera). Plus jamais dans l’histoire une équipe ne dominera l’épreuve à ce point. Ces quatre titres, qui s'ajoutent donc aux deux premiers, font alors du Rojo le Rey de Copas argentin, il en rajoutera une en 1984 pour assoir définitivement sa suprématie continentale.
L’ombre d’un doute nommé Grondona
L’histoire est belle, elle est la fierté des hinchas d’Independiente. Malheureusement pour eux, sur ces succès plane désormais l’ombre d’un doute, relancé par de récentes affaires d’écoutes téléphoniques révélée dans la presse argentine. Au centre de l’attention, un certain Julio Grondona.
Décédé en 2014 d’un arrêt cardiaque, Don Julio est sans aucun doute l’homme le plus contesté du continent. Surnommé le parrain, qualifié de mafieux par Maradona, spécialiste des malversations financières en tout genre (que ce soit à l’AFA ou à la CONMEBOL), sa photo peut légitimement être utilisée comme illustration du terme polémique. Après avoir fondé son Arsenal à la fin des années 50, lui donnant notamment les couleurs de son club de cœur Independiente dont il est hincha (la bande rouge – voir L’histoire d’un nom (3) : Arsenal), Julio Grondona prend la présidence du Rojo en 1962, deux ans avant la première victoire en Libertadores. Son ombre plane sur le premier titre continental du club. Car si le temps efface les traces, les archives demeurent parfois. Sur les six succès du Rojo des années soixante– soixante-dix, deux matchs sont parmi les plus documentés et permettent de se faire une idée sur ces questions polémiques. Le premier est le Independiente – Nacional de 1964. La bombe a été lancée par Grondona lui-même lors d’un entretien téléphonique qu’il a eu avec Abel Gnecco, responsable des écoles d’arbitrage au sein de l’AFA et représentant de l’AFA au sein du Comité de l’arbitrage à la CONMEBOL, révélés par la presse argentine il y a quelques semaines. Au cours de cette conversation, Grondona conseille à Gnecco de prendre soin de bien choisir les juges de ligne et s’appuie sur son expérience. Gnecoo lui répond « je sais, je l’ai appris de vous il y a près de quarante ans ». Don Julio réplique alors « En 1964 quand nous avons joué Santos, je l’ai gagné avec Leo Hom qui était hollandais et avec les deux juges de ligne ». L’affaire a fait alors grand bruit au Brésil, d’anciens joueurs témoignant alors de l’aspect tendancieux de cette demi-finale et de leur connaissance du fait qu’« Independiente disposait d’une force politique importante », la presse de l’époque soulignant alors quelques décisions arbitrales qui avaient pénalisée le Peixe.
Leo Hom, ici au centre
Elle est devenue plus intéressante lorsque les archives ont été fouillées. Car Leo Hom était bien un arbitre hollandais mais jamais il n’a arbitré la demi-finale. Leo Hom en revanche était l’arbitre central du match aller de la finale opposant le Nacional au Rojo, sur demande du club uruguayen qui ne voulait s’éviter un arbitre sud-américain, redoutant une arnaque. Le club uruguayen n’avait alors pas pensé aux juges de ligne, deux sud-américains, qui allaient refuser deux buts pourtant valables au Bolso pour des hors-jeu inexistant si on en croit la presse de l'époque. Malheureusement, les images de cette finale aller manquent, le doute demeure donc.
Il faut alors aller en 1973 pour trouver une illustration mieux documentée. Lorsque nous avons rencontré Luis Urrutia O’Nell à Santiago en juin dernier (voir sa passionnante interview), il nous avait résumé cette finale de la façon suivante : « Les joueurs [du Rojo] arbitraient le match car les hommes en noir étaient soudoyés. » Et de se pencher alors sur cette finale jouée sur trois matchs. Le premier round à Avellaneda a lieu le 22 mai à la Doble Visera à Avellaneda. Face au tenant du titre, l’une des plus belles équipes de l’histoire au Chili : Colo-Colo. Emmené par el Profe Luis Álamos, l’homme qui avait aussi créé le Ballet Azul de la U des années soixante, symbolisé par le talent hors norme de Carlos Caszely, l’Albo avait tout pour renverser le champion sortant. À vingt minutes de la fin du match, Fracisco Sa, sous la pression de Caszely, marque contre son camp, Colo-Colo ouvre le score. Malheureusement pour les Chiliens, la joie est de courte durée. Le show Milton Lorenzo, arbitre uruguayen de la rencontre, débute. 73e minute, Ahumada est exclu pour avoir envoyé le ballon en tribunes, Cent quatre-vingts secondes plus tard, Independiente égalise sur un but entaché d’une énorme faute sur le portier chilien Adolfo Nef. 1-1 à l’aller, le score reste favorable. Le Nacional est plein comme un œuf au retour, l’heure du triomphe du club populaire a sonné. Malheureusement, le héros du match est encore un arbitre. Romualdo Arppi Filho entre en piste en refusant en seconde période le but du titre à Caszely pour un hors-jeu plus qu’inexistant, la légende chilienne était couverte par…quatre joueurs ! Le match se termine sur un score nul et vierge, synonyme alors de match d’appui que les Chiliens perdront 2-1 à Montevideo, le but de la victoire argentine étant entaché de deux hors-jeu de position, Caszely se voyant de nouveau refuser un but valable.
Les témoignages des joueurs colocolinos sont édifiants. Car les erreurs d’arbitrage soulignées ici s’inscrivent dans un contexte de corruption avérée. Chamaco Valdés, l’un des grands joueurs de l’époque, racontera comment avant de jouer à Avellaneda, deux anciens joueurs d’Independiente alors à Colo-Colo, Mario Rodríguez et Raúl Decaria, avaient expliqué à leurs coéquipiers que les « arbitres allaient venir à l’hôtel des joueurs pour chercher leur chèque ». Le président de Colo-Colo s’y était opposé, Independiente non. Dans « Historia secretas del futbol chileno », Sergio Messen, son coéquipier explique alors que « les trois dernières finales d’Independiente ont été achetées de la sorte ».
L’histoire d’Independiente est riche. L’un des cinq grands d’Argentine règne encore seul sur le continent sud-américain et voit depuis quelques semaines sa légende ternie par les révélations de son ancien président, celles-ci ayant eu pour conséquence que chacun des titres glané lors de la période dorée du club est aujourd’hui ausculté à la loupe et surtout remis en question. Quand le « Rey de Copas » devient pour certain le « Rey des Compras », c’est ainsi toute sa légende qui se retrouve ainsi mise en danger.