Santiago, 11 septembre 1973. C’est sous le bruit des armes et des bottes que la ville se réveille. Aidé par les services américains, le Général Augusto Pinochet envoie ses troupes prendre d’assaut la Moneda. Il y a cinquante ans aujourd'hui, le Chili basculait dans l’horreur.

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24 octobre 1970, malgré les pressions extérieures (notamment américaines), c’est la surprise : arrivé en tête aux élections présidentielles chiliennes, Salvador Allende, qui avait réussi à unir les gauches du pays, devient officiellement président, devançant Jorge Alessandri Rodríguez (que les États-Unis n'ont pas soutenu, pensant la victoire acquise) et après le vote d’un parlement pourtant à majorité démocrate-chrétienne et conservatrice (et malgré deux plans mis en place par la CIA, dont une tentative de coup d'État demandé par Nixon - ces plans sont connus sous le nom de Track One et Track Two). Il devient le premier président élu démocratiquement sur un programme socialiste. Trois ans plus tard, en pleine instabilité provoquée notamment par une forte crise économique, alimentée notamment par les USA qui redoutent depuis les élections que le Chili devienne un nouveau Cuba et ne cessent, via la CIA, de déstabiliser la zone pour provoquer un contexte propice à un coup d'État et même s'il est encore impossible d'affirmer que les États-Unis ont joué un rôle direct dans les événements de juin et septembre - même s'ils en avaient connaissance -, Allende tombe.

La première tentative se produit le vendredi 29 juin 1973. À 8h55, une partie des forces armées dirigées par le Lieutenant-Colonel Roberto Souper, qui avait appris qu’il serait arrêté pour conspiration, envahit Santiago avec six tanks et une dizaine d’autres véhicules armés et attaque le palais présidentiel, La Moneda, et le Ministère de la Défense. Cette première tentative est stoppée grâce au loyalisme du General Prats et de son second, le Général Augusto Pinochet qui lui succède le 25 août, levant « le dernier obstacle au coup ». Car le Tancazo n’est qu’un prélude du prochain, celui de septembre.

L'histoire débute dans la nuit du 10 au 11 septembre 1973. Les communications et chaines de radio et télévision proches d'Allende sont coupées par les troupes d'infanterie marine - qui ont utilisé l'organisation de manœuvres communes avec l'US Navy pour ne pas attirer l'attention. À trois heures du matin, Valparaiso tombe aux mains de la Marine. Trois heures plus tard, l'opération militaire s'étend au reste du pays, sans la moindre résistance. À La Moneda, Allende est retranché, un plan d'évacuation est envisagé mais n'est jamais mis en place. Commandés par Augusto Pinochet, les putschistes lui proposent même de se rendre, il s'avère que l'idée était un piège, il s'agissait de le faire monter dans un avion qui devait « tomber en vol », comme l'ont révélé des enregistrements de leurs communications. Allende refuse et prononce un dernier discours qui annonce des temps sombres : « Je paierai de ma vie la défense des principes qui sont chers à cette patrie. La honte tombera sur ceux qui ont trahi leurs convictions, manqué à leur propre parole et se sont tournés vers la doctrine des forces armées. Le peuple doit être vigilant, il ne doit pas se laisser provoquer, ni massacrer mais il doit défendre ses acquis. […] À propos de ceux qui ont soi-disant "autoproclamé" la démocratie, ils ont incité la révolte et ont d’une façon insensée et douteuse mené le Chili dans le gouffre. Au nom de l’intérêt suprême du peuple, au nom de la patrie, je vous appelle à garder l’espoir. L’Histoire ne s’arrête pas, ni avec la répression, ni avec le crime. C’est une étape à franchir, un moment difficile. Il est possible qu’ils nous écrasent, mais l’avenir appartiendra au Peuple, aux travailleurs. […] Mes paroles ne sont pas amères mais déçues. Elles sont la punition morale pour ceux qui ont trahi le serment qu’ils ont prêté. […] Face à ces évènements, je peux dire aux travailleurs que je ne renoncerai pas. Dans cette étape historique, je paierai par ma vie ma loyauté au Peuple. Je vous dis que j’ai la certitude que la graine que l’on a confiée au Peuple chilien ne pourra pas être détruite définitivement. Ils ont la force, ils pourront nous asservir, ils mais n’éviteront pas les procès sociaux, ni avec le crime, ni avec la force. […] Je serai toujours près de vous, vous aurez au moins le souvenir d’un homme digne qui fut loyal avec la patrie. Le Peuple doit se défendre et non pas se sacrifier, il ne doit pas se laisser exterminer et se laisser humilier. Travailleurs : j’ai confiance dans le Chili et dans son destin. D’autres hommes espèrent plutôt le moment gris et amer où la trahison s’imposerait. Allez de l’avant sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues où passera l’homme libre pour construire une société meilleure. Vive le Chili, vive le Peuple, vive les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu’au moins ce sera une punition morale pour la lâcheté et la trahison ». Dès la fin de ce message, il coupe toute liaison avec l'extérieur. Peu avant midi, deux avions de chasse bombardent La Moneda, les chars suivent. À 14 heures, le palais est envahi, Salvador Allende est déjà mort, il s'est suicité avec l'AK-47 que Fidel Castro lui avait offert. La Junte s'installe, elle dissout le Congrès, suspend la constitution et interdit les partis politiques dès le 13 septembre. Les libertés publiques sont supprimées, l'état d'urgence proclamé, un couvre-feu instauré., la liberté de la presse abolie. Les premières semaines sont celles de la chasse aux opposants. La dictature s’installe au pouvoir, le Chili bascule dans une horreur qui dure près de dix-sept ans, touchant et divisant la société chilienne et ainsi, tout naturellement son football.

L’estadio de la honte

La première victime footballistique est son symbole : l'Estadio Nacional. Alors que sur le plan politique, toutes les réformes d’Allende sont annulées et le pays adopte une politique néo-libérale, Pinochet entreprend une répression brutale des opposants politiques. Dans les jours qui suivent le 11 septembre, des milliers de personnes sont arrêtées, tuées et/ou torturées. Entre le 12 et le 13 septembre, ils sont plus de 7 000 à être détenus dans un grand camp de concentration à ciel ouvert : l’Estadio Nacional. Les vestiaires sont transformés en cellules, le vélodrome est utilisé comme centre d’interrogatoire, lieu de torture. Des exécutions sont rapportées (entre quatre et cinq cents dans les premiers jours)

« Chaque nuit, nous entendions les cris des patriotes qui étaient tués dans la tribune Est du stade. Le lendemain, les mares de sang étaient nettoyées par des tuyaux d’eau. Chaque jour, on voyait les chaussures portées par les victimes de la nuit précédente ». Pablo Antillano

« Tous les jours, ils libéraient vingt, cinquante personnes. Ils les appelaient aux mégaphones. Ensuite ils leur faisaient signer un document indiquant qu’ils n’avaient pas été maltraités dans le stade (bien que certains aient encore des stigmates des tortures et coups infligés). Tout le monde signait. C’était le prix à payer. Nous espérions tous entendre notre nom ». Gregorio Meno Barrales

Entre le 11 septembre et le 7 novembre, ils sont ainsi près de 40 000 à passer entre les murs de l’Estadio Nacional, 12 000 y sont internés. L’armée diffuse à fond la musique des Beattles et des Rolling Stones pour couvrir les cris. L'Estadio Nacional, terrain de joie s’emplit de larmes et de sang.

Loin des horreurs, dans la réalité parallèle qu'est parfois - souvent - celle du football, la sélection chilienne se prépare à disputer un match de barrage qualificatif pour la Coupe du Monde. Pour se qualifier, le vainqueur du Groupe 3 de la zone CONMEBOL devait en effet jouer en barrage, le vainqueur du Groupe 9 de l’UEFA. Dans son groupe, le Chili se trouvait avec le Pérou et le Venezuela. Le Venezuela déclare forfait avant même le début de la compétition et Chili et Pérou, ex-aequo, jouent un dernier match d’appui à Montevideo que la Roja remporte. L’heure était donc venue de jouer le représentant de l’UEFA qui, comme un symbole, se nomme URSS. Lorsque le coup d’État éclate, la sélection chilienne se prépare pour son voyage en Europe.

« Quand nous sommes arrivés au terrain d’entraînement, le coach, Luis Álamos, nous a demandé de rentrer chez nous. Mais je devais d’abord retourner à l’hôtel. En chemin, les soldats m’ont contrôlé une dizaine de fois. Je n’ai pas été arrêté parce que je portais un sac où était écrit : "Sélection nationale du Chili" ». Eduardo Herrera.

Plusieurs joueurs chiliens étaient connus comme sympathisants socialistes et ont rapidement craint pour leur sécurité et celle de leurs familles. Il y eut tout d’abord quelques doutes quant à la possibilité pour la sélection de se rendre en Europe, la Junte ayant interdit tout départ du pays. Mais le Docteur Helo, soigneur de la sélection, est également le médecin personnel du Général Gustavo Leigh, l’un des leaders du coup d’État. Il convainc le général, lui montrant à quel point la sélection nationale pourrait servir de vitrine à l’international. La sélection est autorisée à s’envoler en URSS avec comme message « si vous parlez, vos familles en paieront les conséquences ». Un temps alliée sous Allende, même si dès 1972, le soutien se réduit fortement, l’URSS rompt ses relations diplomatiques au moment où Washington adoube la Junte. Les joueurs se retrouvent ainsi pris en pleine guerre froide envoyé en terre hostile. Ils ramènent tout de même un match nul 0-0 qui laisse tout espoir de qualification.

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Le 21 novembre 1973, deux mois après le coup d’État, théâtre de deux mois de tortures, meurtres et rétention, l’Estadio Nacional se prépare à accueillir un match de football international. La Junte a tout fait pour cacher ce qu’elle faisait dans ce stade. La fédération chilienne tente même de déplacer la rencontre à Viña del Mar, ce à quoi la junte finit par s'opposer. Il faut jouer à Santiago pour montrer au monde que tout est calme et tout va bien dans la capitale. Les consignes sont strictes : l’Estadio Nacional n’est qu’une simple zone de transit pour les personnes n’ayant pas de papiers. Mais la farce ne prend pas. Les Soviétiques, avec leurs alliés européens et africains, se plaignent et envoient un communiqué à la FIFA. La fédération d’URSS demande aux autorités internationales de faire jouer le match dans un autre pays que le Chili au motif que le stade est « taché du sang des patriotes du peuple chilien ». La FIFA envoie une délégation à Santiago le 24 octobre. Pendant ce temps, la Junte fait en sorte de nettoyer et cacher tout ce qui se passait dans le stade. Alors qu’il restait des centaines, voire des milliers de prisonniers lors de la visite, les officiels envoyés par la FIFA annoncent lors d’une conférence de presse (lors de laquelle ils siègent aux côtés de Patricio Carjaval, ministre de la défense) que le rapport sera le reflet de ce qu’ils ont vu.

« Nous avons trouvé que le cours de la vie était normal, il y avait beaucoup de voitures et de piétons, les gens avaient l'air heureux et les magasins étaient ouverts »

Les médias russes crient au complot. Pour eux, la FIFA fait en sorte de mettre hors-jeu les pays socialistes en les poussant au boycott. Mais la fédération, dirigée par Stanley Rous reste inflexible. Le match se jouera à Santiago. La fédération est-allemande demande alors à la FIFA si elle aurait organisé un match à Dachau. Extrême tension. La fédération soviétique décide que son équipe nationale ne fera pas le voyage à Santiago pour des raisons humanitaires. Evgeny Lovchev, défenseur international du Spartak à l’époque, révèle que plus qu’humanitaires, les raisons étaient plus d’ordre politiques que morale : « Notre absence d’envie de jouer n’était pas pour montrer notre soutien aux opposants du nouveau régime chilien, mais plus simplement parce que le Comité Central du CPSU et le Comité des Sports avaient peur que l’on perde ». Car avant de prendre sa décision, la fédération soviétique avait demandé au sélectionneur des promesses de victoire que celui-ci ne pouvait évidemment pas donner. De peur de perdre le match de la propagande, l’URSS décide alors de ne pas y participer et sacrifie sa qualification mondiale. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

Car fait aussi incroyable qu’inexplicable, malgré le forfait soviétique, le match est maintenu. Pendant ce temps, comme le rappelle l'historien Luis Urrutia O'Nell, l'Estadio Nacional est vidé : « Les prisonniers furent délogés vers Chacabuco, au Nord. Derrière le stade, il y avait le Vélodrome où beaucoup d’exécutions avaient lieu. Mais beaucoup de gens ne savent pas qu’avant cette fameuse rencontre, le Chili a joué deux matchs amicaux, contre Cerro Porteño et Atlanta, dans un stade libre. J’étais à ces deux matchs. Je sais même qui était l’homme de confiance de la dictature qui avait décidé que le Chili devait marquer dans le but vide. Patricio Vildósola, un Pinochetista qui l’assume complètement. Il fut le cerveau de cette action de marquer dans le but vide, ce qui était complètement dément, car en plus ils sont deux fois hors-jeu, c’était surement un but non valable ». Le 21 novembre 1973, les joueurs chiliens entrent donc sur la pelouse, l’hymne est joué. 18 000 personnes sont présentes au stade. Manque juste un adversaire. Le coup d’envoi est donné, les Chiliens avancent vers le but et Francisco Chamaco Valdés marque. Ils décrochent leur qualification à la Coupe du Monde. « Le match le plus pathétique de l’histoire » (Eduardo Galeano) vient de se dérouler. Leonardo Véliz déclare : « c’était effrayant, dans les vestiaires il y avait encore des traces de ce qu’il s’était passé dans ce stade. C’était difficile d’assumer ». Oubliés les larmes et le sang, le « Gol de silencio » envoie le Chili en Allemagne. Il ne passe pas le premier tour, éliminé par les deux Allemagnes, Caszely étant expulsé lors du premier match de la compétition.

Unión Española : la joie et l’horreur

Si Pinochet n’est pas un grand amateur de football, il sait à quel point le football peut servir sa cause et l'utilise parfois à des fins de stratégie militaire, comme lors des opérations d'espionnage au Pérou en 1977, parfois comme simple opium du peuple, permettant de noyer le bruit des tortures sous les cris de joies des hinchas, parfois pour tenter de noyer les tentatives de révolte populaire (voir l'histoire de la création des clubs miniers dans le LOmag 17) ou pour aller chercher quelques soutiens lors du plébiscite de 1988, nous allons y revenir. Dès les premières semaines de la dictature, le Chili se retrouve coupé en deux, divisé en son sein, ne sachant plus véritablement que faire. Ses stades de football en subissent les conséquences, payant la difficulté qu’est de vouloir encourager, vivre, rire, dans un pays assommé et terrorisé par la répression et les assassinats d'État. Les tribunes se vident progressivement, que ce soit celles du Nacional, devenues symbole de l’ineffable horreur et dans lequel ils sont si nombreux à ne plus jamais vouloir pénétrer de nouveau, ou celles des autres stades du pays, l’ombre noire de la mort ayant touché toutes les familles et ayant effacé l’envie de rire.

Pourtant, alors que le pays chavire dans l’horreur d’une répression sans limite, Unión Española connaît la plus belle ère de son histoire. Sans doute indirectement favorisé par les mesures économiques qui touchent surtout les grands du pays, le club champion en 1973 est déjà le grand rival de Colo-Colo face à qui il décroche son ticket pour la Libertadores 1975 au terme d’une Liguilla des plus serrées. Cette campagne 1975 entre dans l’histoire, les Hispanos atteignant une finale lors de laquelle ils tombent face à Independiente au terme d’un match de barrage après s’être fait volés le match retour. Vainqueur 1-0 en finale aller, Unión Española tient le match nul au match retour. Leopoldo Vallejos, gardien des Hispanos témoigne « ils ont ensuite agressé l’arbitre qui a décidé de stopper la rencontre. À ce moment, nous étions alors champions. Mais finalement, le match a repris, l’arbitre leur a offert un penalty que je n’ai pu arrêter. Nous avons ensuite commis des erreurs. Avec un autre arbitre, nous aurions gagné ce match ». Des propos que Luis Urrutia O’Nell, que nous avions rencontré à Santiago (lire Luis Urrutia O’Nell : « Colo Colo est l’équipe qui a retardé le coup d’Etat de Pinochet »), confirme : « Lors du premier match, l’Unión s’imposa 1-0 à Santiago, lors du deuxième alors que les deux équipes sont à 1-1 à la pause, l’arbitre est agressé (rupture de la pommette gauche) et suspend la fin de la rencontre ce qui faisait d’Unión Española le vainqueur. Mais il fut ensuite menacé, armes à la main, pour reprendre le match. Independiente s’imposa finalement 3-1 avec un pénalty imaginaire et l’expulsion de Mario Soto, le meilleur défenseur d’Unión ».

Qu’importe le scandale, cette campagne des Hispanos réconcilie le Chili et son football, les stades se remplissent de nouveau, malgré les soucis financiers, malgré l’ambivalence des sentiments. Dans son livre « Angustiosa Celebración », Felipe Risco Cataldo raconte celle-ci à travers son héros principal, Fabián Lecaros, supporter de l’Unión Española, qui vit la joie de l’époque dorée de son club, uni avec les autres hinchas du club, mais soutient plus qu’activement le régime, étant membre et bourreau dans les centres de torture au sein desquels il croise un autre supporter hispanos qu’il essaie alors de sauver. Ce dilemme permanent, ce basculement systématique entre joie et horreur, sont l’histoire de la vie des supporters de clubs durant toute l’époque de la dictature.

Cette ambivalence touche aussi les joueurs comme par exemple Leonardo Véliz. Ancien de l’époque dorée de Colo-Colo, tout comme notamment le buteur en finale aller, Sergio Ahumada, Véliz est un sympathisant d’Allende et, en plus d’être l'un des joueurs les plus célèbres du pays, a été impliqué dans plusieurs projets du gouvernement qui tombe ce 11 septembre 1973. Son témoignage dans la revue The Blizzard, décrit la terreur dans laquelle il vit tout au long de la dictature, celle de la paranoïa permanente, la peur d’être arrêté. Il raconte ainsi ce terrible Chili – URSS de 1973 joué dans l’Estadio Nacional où était passé son oncle, où était passé un ancien joueur, Hugo Lepe, sauvé de la mort par le capitaine de la sélection, Chamaco Valdés. Acteur de ce match, il est aussi l’un des acteurs de cette formidable campagne des Hispanos en 1975, une équipe alors dirigée par Luis Santibáñez, campagne qui ramène la joie au milieu de l’horreur. Il illustre la schizophrénie qui habite alors le football et ses footballeurs, l’impossibilité de définir deux camps dans un pays alors pourtant officiellement totalement divisé.

Colo-Colo : de la résistance à l’outil de propagande

Mais s’il est un club et un homme qui symbolisent également l’ambivalence des relations entre Pinochet et le peuple chilien (et vice-versa), c’est bien Colo-Colo et Carlos Caszely. Caszely reste l’un des plus grands joueurs que le football chilien ait jamais enfantés. Formidable buteur, génie, créateur, il était l’âme du Cacique des années soixante-dix, l’une des vedettes de la sélection durant cette décennie. Il reste aussi un symbole, celui du Colo-Colo résistant, restant célèbre pour avoir été celui qui a refusé de serrer la main de Pinochet. « J’avais peur, mais c’est que je me devais de faire » raconte-t-il plus tard. Il en paie le prix fort après que sa mère a été enlevée et torturée par la Junte. Mais jamais il ne se soumet à la dictature, il intervient notamment lors du plébiscite en 1988 aux côtés de sa mère pour pousser les gens à voter contre Pinochet, même s'il contribue indirectement à en « faire son jeu » en portant haut l’image de celle-ci via la sélection (il est présent lors de ce fameux Chili – URSS) ou en défendant les couleurs d’un Colo-Colo totalement schizophrène.

Car la relation entre Colo-Colo et Pinochet est probablement la plus ambigüe de toutes. Avant le coup d’État, le Popular est la meilleure équipe au pays. Dirigé par Luis Alamos, Colo-Colo est l’équipe d’Allende. Luis Urrutia O’Nell témoigne, « cette équipe était vraiment liée à la politique car Salvador Allende, qui était très populaire, soutenait Colo-Colo et plusieurs des joueurs albos sympathisaient avec ses idéaux en commençant par l’entraineur qui était un professeur, Luis Álamos, celui qui créa le Ballet Azul d’ailleurs, Caszely aussi qui prenait part à des travaux volontaires du parti communiste, Guillermo Paéz ou Osorio également. Les joueurs vivent généralement dans leur bulle et ne se prononcent pas sur la politique, mais dans ce groupe plusieurs joueurs soutenaient Allende. Quand Colo-Colo gagnait, la multitude hissait des bouts de papier en flamme telles des flambeaux pour fêter les triomphes ce qui a poussé les conseillers américains à attendre. On peut se rendre compte que tant que Colo-Colo gagne il ne se passe rien ». Luis Urrutia O'Nell montre dans son livre « Colo Colo 1973. El equipo que retrasó el golpe » que les succès du Cacique retardent le coup d’État. C’est une fois la Junte au pouvoir que l’ambiguïté naît. Car si Colo-Colo, comme les autres grands privés de mécènes, subit de plein fouet les premières décisions de la dictature et sombre économiquement, rapidement une étrange relation se crée entre les deux. C’est la Junte qui s'immisce dès 1976 dans la gouvernance du club et y place Luis Alberto Simián à sa tête, injectant de l’argent lui venir en aide à partir de 1978, ramenant les succès dès l’année suivante, après sept ans d’attente. C’est aussi la Junte qui tente de surfer sur la popularité de Colo-Colo pour sauver sa tête lors du plébiscite dix ans plus tard, laissant courir à tout jamais l’idée que le Monumental est l’œuvre d’un tyran que le club, symbole du soutien à Allende vingt ans auparavant, avait alors nommé président d’honneur, passant ainsi de club résistant à leurre puis à outil de propagande d’une Junte alors en perte de vitesse.

Les exemples cités ici restent les plus illustres cas pour décrire à quel point la puissance d’une dictature réside dans sa capacité à rendre floues les lignes séparant deux camps, à faire que rien n’est jamais figé ni d'un côté, ni de l'autre. Mais nombreux sont les autres exemples existants dans le paysage chilien. On peut ainsi citer le cas de l’Universidad de Chile qui d’un côté subit de plein fouet les nouvelles règles salariales imposées aux universités du pays et se retrouver incapable de trouver d’autres moyens pour survivre financièrement, n’ayant pas de mécènes comme peut en avoir par exemple la Católica, mais d’un autre, vit en étroite relation avec le pouvoir notamment via ses présidents Rolando Molina et Ambrosio Rodríguez. Ce dernier se voit par exemple offrir un poste de Procureur Général de la République par Pinochet et fait signer Luis Santibañez, le coach à la tête d’Unión Española en 1975, dans son bureau à La Moneda, avant que le club offre aux militaires son terrain de l’Avenue Kennedy à Santiago alors qu’il devait être l’emplacement du futur stade de la U (qui ne verra jamais le jour - nous en parlions lors d'un podcast Bola Latina).

Nombreux sont les « petits » clubs à avoir bénéficié indirectement de la dictature pour inscrire leur nom au palmarès du football chlien (Cobreloa décroche par exemple ses cinq premiers titres dans les années quatre-vingts, son histoire est à lire dans le LOmag 17). Durant les dix-sept années de la dictature, à l’image de toute la société chilienne, l’ensemble de son football a été impacté, a vécu systématiquement entre deux camps aux frontières indéfinies, celle du bien et du mal. Et, comme le pays en a été durablement modifié. Un pays qui cinquante ans plus tard, reste encore dans cette ambivalence, en témoigne les hommages rendus à la Junte qui, en ce 11 septembre, inondent les réseaux sociaux.

 

 

Article initialement publié le 11/09/15, mis à jour le 11/09/23

 
Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.