Dans les dernières heures d’octobre, Al-Wehdat a pris le meilleur sur Al-Faisaly (2-0) pour caracoler en tête du classement et compter dix points d’avance sur son meilleur ennemi (treize à l’heure actuelle). Si tout fan de LO a bien entendu regardé ce match avec enthousiasme, que sait-il sur ce derby pas comme les autres ?

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Dans un Moyen-Orient aux relents de poudrière, la monotone Jordanie fait office de havre de tranquillité. Amman, sa capitale, semble être passée sous les radars de l’Histoire, n’y jouant qu’un rôle subalterne après une période lointaine mais brillante. Chef-lieu du royaume des Ammonites (d’où elle tire son nom) à l’âge du Fer, elle fut ensuite conquise par Alexandre le Grand (et renommée Philadelphie), les Perses, faisalyRome puis les Arabes (qui opteront une bonne fois pour toutes pour Amman). Laissée de côté, elle retrouvera des couleurs lors du déplacement de Circassiens par l’empire ottoman à la fin du XIXe siècle, puis par la décision de l’émir Abdullah d’en faire la capitale de l’émirat de Transjordanie en 1921. En vérité, Abdullah privilégiait Al-Salt mais les riches tribus bédouines installées dans le coin virent d’un mauvais œil leur territoire transformé en grande avenue. Devenue indépendante en 1946, la Jordanie devient officiellement le Royaume hachémite de Jordanie (la famille hachémite avait gouverné la Mecque depuis le Xe siècle avant de prendre les armes contre les Ottomans et d’être « récompensée » par les Anglais de manière diverse). En 1932, le club d’Al-Ashbal voit le jour à Amman avant de changer de nom quelques années plus tard en l’honneur du troisième fils du Roi Hussein et frère l’émir Abdullah, Faisal, également souverain d’Irak. Lors du financement du club, ils purent compter sur l’aide du célèbre Glubb Pacha, officier britannique en charge de l’armée jordanienne. Ce qui n’est encore qu’une institution symbolique et héraut de l’identité jordanienne prendra une toute autre dimension quelques années plus tard.

Nouvel équilibre

Nous sommes en 1948. Dans le pays d’à côté, Israël vient de déclarer son indépendance et la guerre qui s’ensuit pousse des centaines de milliers de Palestiniens sur les routes de l’exil. Et comme dans tout conflit qui se respecte, l’énorme majorité des réfugiés est absorbée d’abord par les pays avoisinants, ce qui bouleverse évidemment l’équilibre local. La Jordanie, petit état composé majoritairement de tribus bédouines et de notables locaux, voit affluer un nombre considérable de Palestiniens élire domicile sur le territoire. La UNRWA (United Nations Relief and Work Agencies for Palestine Refugees in the Near-East) est créée en 1949 et s’occupe de subvenir aux besoins de ces populations dénuées de tout, principalement de logements. Ainsi sont créés une bonne dizaine de camps officiels dont celui d’Amman New Camp, en 1955, qui accueille cinq mille personnes au Sud-Est de la capitale. Un an plus tard, la section culturelle et sportive Al-Wehdat (littéralement les unités, en référence aux baraquements du camp) voit le jour, comprenant football, basket ou encore volley. Les couleurs sont bien évidemment le rouge, le noir, le blanc et le vert, symbole de la Palestine et du panarabisme en général.

Côté football, le championnat voit le jour en 1944 et est très vite dominé par trois clubs de Amman : Al-Faisaly, Al-Ahli et Al-Jazeera. Al-Faisaly deviendra le chouchou de la nation en s’adjugeant dix-sept championnats dont treize consécutivement ! Ce triumvirat se partage l’entièreté des titres jusqu’en 1980 et l’entrée fracassante d’Al-Wehdat sur la scène nationale. Le club des Palestiniens qui vivotait dans les divisions inférieures jusqu’en 1975 frappe un grand coup en s’adjugeant la couronne nationale et en soulevant une série de questions douloureuses. C’est que la nation jordanienne est plus morcelée que prévu. À la suite de la guerre de 1967, Israël reprend le contrôle de la Cisjordanie (brièvement sous autorité jordanienne), Jérusalem-Est et pousse surtout l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) à utiliser le territoire jordanien comme quartier général pour ses opérations. Surtout, le lugubre épisode de Septembre Noir envenime les relations entre les Jordaniens et les Palestiniens : l’OLP tente de renverser la dynastie hachémite, coupable selon eux d’entraver la libération du peuple palestinien. S’ensuivent des représailles de la part de l’armée jordanienne, les escarmouches font rage et des milliers de combattants et de civils trouvent la mort. Finalement, l’OLP est expulsée de Jordanie et trouve refuge au Liban, ce qui provoque quelques années plus tard la guerre civile libanaise. En parallèle, le groupe terroriste Septembre Noir voit le jour et s’illustre tristement plus tard aux Jeux Olympiques de Munich.

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Tensions internes

La société jordanienne tente de s’apaiser mais les tensions entre Jordaniens natifs et ceux d’origine palestinienne ne sont pas rares, surtout que l’augmentation de la population des seconds déplait aux premiers. Qu’entend-on par natifs ? Si effectivement les deux communautés sont arabes, il est plutôt question ici de tribalisme et de groupes installés sur la rive orientale du Jourdain avant la création d’Israël et l’afflux des Palestiniens. Les puissantes tribus bédouines locales telles que les Banu Sakhr, les Howeitat ou les Adwan (ainsi que des tribus moins puissantes affiliées, Rwala, Bani Hassan, Bani Khaled, Sirhan, Sardiye…) revendiquent leur allégeance au roi Abdallah et à la famille hachémite, garant de la tribalité bourgeoise arabe et gardien des lieux saints musulmans, plutôt qu’un nationalisme arabe aux tendances socialisantes mal vu par des groupes conservateurs et traditionnalistes comme les Bédouins. De plus, les Jordaniens n’étaient pas prêts à abandonner leurs positions privilégiées aux postes-clés de l’administration et de l’armée à des nouveaux venus. Encore maintenant, le propriétaire d’Al-Faisaly est le cheikh Sultan al-Adwan, grand propriétaire terrien et membre influent de la tribu. Al-Wehdat, de son côté, est présidé par Tarek Khoury, un Palestinien chrétien également parlementaire jordanien (et dont on dit qu’il utilise le club à des desseins politiques, pratique répandue dans le milieu…).

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Comme souvent, les terrains de foot et leurs tribunes sont des lieux idéaux pour vociférer son opinion et la montée en puissance d’Al-Wehdat dans le championnat local va cristalliser la rancœur entre deux groupes très proches mais qui s’accusent mutuellement de tous les maux. Citons Arafat qui déclara : « à l’époque où on ne nous entendait pas, Al-Wehdat était notre porte-voix », cataloguant l’équipe comme une sorte de sélection nationale en exil. Les supporters d’Al-Faisaly, dont les membres fondateurs faisaient partie de la tribu Adwan, supportent mal ces voisins bruyants et qui raflent les trophées les uns après les autres. Surtout, leur identité est exacerbée au plus haut point : le logo représente le dôme de la Mosquée Al-Aqsa, ses couleurs sont celles de la Palestine et son slogan est « Allah, Wehdat, Al-Quds al-‘Arabiyya » (Dieu, Al-Wehdat, Jérusalem aux Arabes). Trop frondeur pour les fiers Jordaniens qui voient d’un mauvais œil cette lutte par procuration sur leur sol. Après un premier derby en 1976, les rencontres s’enchainent au rythme des tensions. En 1986, le club des Palestiniens se fait gentiment pousser par la Fédération pour adopter un nouveau nom, Al-Diffatain (les deux rives, du Jourdain en l’occurrence), mais en 1989 ils reprennent leur nom originel. Le déclenchement de la Seconde Intifada en 2000 marque un nouvel enchainement de rancœur entre les deux camps. La bêtise pousse même les supporters d’Al-Faisaly à scander le nom de Benjamin Netanyahu et insulter les mères des martyrs palestiniens, poussant les joueurs des deux camps à quitter le terrain en guise de protestation.

Lors des derbies, on pouvait dès lors entendre les fans des Aigles bleus chanter « Wahad, Ithneyn, talaga ya Abou Hussein ! » (et un, et deux, divorce d’elle, ô père de Hussein) à l’orientation politique sans équivoque : en effet, la femme du roi Abdallah II et mère du prince Hussein, la belle Rania, est d’origine palestinienne, affront suprême pour ces supporters orgueilleux. Nulle mention par contre qu’elle est née et a grandi au Koweït avant d’arriver en Jordanie pour des raisons professionnelles. Les affrontements et débordements violents ne sont pas chose rare non plus : en 2008, Al-Wehdat l’emporte sur le terrain de son rival et s’offre le titre par la même occasion. C’en est trop pour les Faisalystes qui, avec la complicité de la police, viennent en découdre avec les fans du Géant vert. En 2009, c’est à coup de parpaing que les joueurs en vert sont reçus, après avoir entonné des chants anti-hachémite. Mais c’est en décembre 2010 que les incidents les plus graves – dit les incidents de Quwaysimah, le quartier du stade - éclatent : deux-cent-cinquante fans d’Al-Wehdat sont blessés et une dizaine tués, entre la charge des fans, des policiers et la rupture d’une barrière de protection…

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La sélection pour l’unité

Depuis lors, les choses se sont calmées, la Fédération insistant plutôt sur l’équipe nationale jordanienne, vecteur d’unité et dont les deux équipes sont de grandes pourvoyeuses (sept joueurs d’Al-Wehdat et six d’Al-Faisaly). Et si on nous dépeint ce derby comme celui des Jordaniens contre les Palestiniens, la réalité est plus nuancée, c’est surtout l’imaginaire collectif qui crée une rivalité entre les deux formations les plus titrées du pays. Il y a bien évidemment des Palestiniens qui supportent Al-Faisaly et des Jordaniens qui supportent Al-Wehdat. Et parmi les plus grands joueurs d’Al-Faisaly, le Palestinien Jamal Abou Abed fait encore office de meilleur buteur. Certes, les provocations n’ont pas disparu et font écho aux courants traversant la société jordanienne mais le temps dilue certains sentiments, surtout avec l’intégration plus avancée des populations d’origine palestinienne. Et les derniers matchs sont surtout intenses sur le terrain, de moins en moins en dehors…

Si la haine n’est qu’une affaire de minorité, il suffit de voir le match entre la Jordanie et la Palestine à la dernière Coupe d’Asie (auquel LO a assisté !) pour s’apercevoir que les deux hymnes furent accueillis par des applaudissements nourris et que la fraternité règne entre eux. Et même si les frères se disputent parfois, c’est toujours l’amour qui prédomine.

Le dernier derby

Pour aller plus loin : documentaire sur le Derby de Jordanie par Al Jazeera

Boris Ghanem
Boris Ghanem
Chroniques d'un ballon rond au Moyen-Orient, de Beyrouth à Baghdad, de Manama à Sanaa, football sous 40 degrés à l'ombre d'un palmier.