Roberto Fontanarrosa est un écrivain, auteur de bandes dessinées argentin né à Rosario. Au cours de sa carrière, il est devenu l’auteur de fiction le plus reconnu au pays. En 1982, il signe un texte devenu culte : celui relatant à sa manière l’histoire de la demi-finale du Torneo Nacional de 1971 et opposant les deux clubs de Rosario et qui s’est déroulée un 19 décembre. Voici sa rentranscription.

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Je sais bien que, maintenant, il y en a beaucoup qui disent qu’on a été des fils de putes pour ce qu’on a fait au vieux Casale. Je sais, ils n’en manquent jamais des gens comme ça et c’est facile de parler maintenant, c’est facile maintenant. Il fallait y être, ces jours-là à Rosario, pour comprendre de quoi l’on parle mon vieux. Maintenant, c’est facile les paroles en l’air, tout le monde parle.

Je ne sais pas si tu te souviens ce qu’était Rosario ces jours-là avant le match. Et je te parle de jours, mais cela faisait des semaines qu’on parlait du match, la ville était un volcan. Parce que c’était ça la ville : un volcan. Évidemment, ceux qui parlent aujourd’hui sont ces crétins que tu voyais dans la rue après le mach, criant et sautant comme des pauvres diables, festoyant, à moitié bourrés, en larmes et après, ils viennent et sont... Qu’est-ce qu’ils sont en fait ? Des moralistes... Qu’ils aillent se faire foutre, ces fils de putes. Ils sont tous biens maintenant, c’est facile de parler, mais si tu voyais comment était la ville ces jours-là mon frère. Tu prenais une allumette et tout partait en sucette. On ne parlait de rien d’autre, dans les bars, dans la rue, partout il y avait des étincelles qui partaient, je te le jure. Et ça a recommencé avec ces histoires de cabale. Ou pour le dire plus simplement, de malédiction.

1912Il faut comprendre que ce n’était pas un match comme les autres, frère, c’était une finale finale. Même si dans les faits, c’était une demi-finale. Celui qui gagnait devait ensuite revenir jouer à Rosario et il aurait battu n’importe qui, que ce soit Central comme Ñuls. Ici, ils feraient la fête à n’importe qui. Et comment ils étaient les Lépreux ! Ils devraient se souvenir maintenant, ceux qui parlent n’importe comment et qui viennent nous les briser concernant le vieux Casale. Ils ne se souviennent pas ces idiots de comment étaient les Lépreux, ils ne se souviennent plus ! Il fallait se les farcir, parce qu’il en était sorti de partout ! Ils pensaient tout savoir mon frère ! Je crois qu’ils étaient sûr de pouvoir nous mettre une valise. Il ne pensait pas seulement qu’il nous passerait dessus, mais qu’ils allaient en plus nous en mettre cinq au Monumental et le tout télévisé. Mais qu’ils retournent à leur putain de mère qui les a enfantés ! Qu’est-ce qu’ils pensaient, nous en mettre cinq ces trous du cul. On leur en a bien fait bouffer ! Ils font moins les malins depuis ce jour !

Mais la vérité frère, je te le dis avec la main sur le cœur, ils avaient une putain d’équipe. Une équipe de seigneurs et de maîtres !

Il faut le reconnaître ! Ils jouaient avec goût, touché de balle, ils te saisissaient à point. Le Marito Zanabria ; le Mono Oberti, mon Dieu, le Mono Oberti, quel joueur ! Silva, celui qui était de Lanús, el Albañil, Montes ! Montes en cinq ; Santamaria, el Cucurucho Santamaria. Qu’est-ce que je peux en dire, c’était une putain d’équipe ! Une putain d’équipe, il faut le reconnaître. Et des Lépreux, il en était sorti de partout. Tu ne sais pas combien il y en avait sur la route le jour du match. Moi, je ne sais pas. Ils étaient des milliers, des millions. Je ne sais pas d’où étaient sortis tous ces Lépreux. Alors que d’habitude ils sont quatre chiens fous ! Et tout d’un coup pour ce match, ils sont apparus comme des fourmis, de sous la terre, ces fous. Ils y sont tous allés ! Qu’est-ce que c’était que cette route, mon vieux ! Alors écoute-moi. Il fallait se raccrocher à n’importe quoi ! Il y a des matchs que tu ne peux pas perdre, tu dois gagner ou gagner ! Y-a pas à chiquer ! Alors, si on m’avait dit que je devais tuer ma mère, que je devais refroidir le président Kennedy, ça me faisait la même chose, frère ! Y-a des matchs qui ne se perdent pas ! Et quoi ! Tu ne vas pas te laisser salir par ces connards ! Pour qu’après ils te cherchent des poux et qu’ils te mettent leur banderole dans la gueule toute la vie : non mon vieux. Il faut dans ces cas avoir recours à n’importe quoi. C’est comme quand tu as un parent malade tu vois. Ta vieille mère par exemple. Dans ces cas, tu es même capable d’aller à l’église tu vois. Et je te le dis, je ne suis pas allé à l’église cette fois-ci. Je ne suis pas allé à l’église parce que je te jure que je n’y ai pas pensé, tu vois que si j’y avais pensé je me serais confessé. Tout, si cela servait à quelque chose. Mais avec les amis, on s’est monté le bourrichon sur la question de la sorcellerie, du chat noir, d’enterrer un crapaud derrière la cage de Fenoy, de balancer du sel sur la porte des joueurs de Ñubel. Toutes ces choses que l’on connaît. Evidemment, toutes les sorcières du quartier travaillaient déjà sur le sujet et on pouvait trouver des poupées avec le maillot de Ñubel transpercées d’épingles, des malédictions achetées par téléphone, jusqu’à ma vieille mère, qui ne comprend rien de tout cela, qui avait un foulard autour du cou depuis dix jours, me disant « Pilate, Pilate, si Central ne gagne pas sur le terrain de River, je ne te dénoue pas ». La vieille a dit après qu’on avait gagné grâce à elle. Pauvre vieille, si elle avait su l’histoire du vieux Casale. Mais je lui disais que c’était vrai, pour qu’elle ne se désillusionne pas, ma pauvre vieille mère.

Mais toutes ces histoires de chat et de crapaud derrière le but n’étaient, de ce que j’en sais, que des choses très générales. Il y avait des mecs qui y allaient pour de vrai et en plus le match avait lieu au Monumental. Donc tu ne peux pas aller te balader sur la piste d’athlétisme à enterrer un crapaud parce que sinon tu vas en taule avec des chaînes et même un Dieu ne te sort pas de là mon frère. Je me souviens que nous avons alors commencé avec ces choses des cabales personnelles. Parce que je me souviens qu’on était au bar de Pedro et on parlait de ça, on en parlait, on en parlait. Par exemple, nous avons décidé d’aller à Buenos Aires dans l’auto de Dani, parce que c’était la caisse avec laquelle nous étions allé une fois à La Plata, un match contre Estudiantes que nous avions gagné deux à zéro. J’allais évidemment prendre mon bob que j’avais pris au stade pour tous les derniers matchs, ce bob ne m’avait jamais laissé tomber. C’est pour ça que j’allais le prendre. C’était un bob à miracle. Le Coqui allait se rendre au stade avec la montre de l’autre côté, c’est à dire du côté droit et non du côté gauche, parce que lors d’un match contre je ne sais plus qui, il l’avait changé de côté à la mi-temps, parce que nous perdions et avec ça nous avions fait match nul. On a donc ressassé ensemble toutes les cabales possibles, comme si nous souhaitions que tout soit parfait, ne laisser aucun détail. Pour te dire, on est resté une demi-heure à discuter de comment on était assis en tribune pour le match contre Atlanta, pour nous asseoir de la même façon, lors du match contre les Lépreux. Ce con de Michi disait que c’était lui derrière Valija et Miguelito soutenait que c’était lui qui était derrière le Valija. Tu vois, on était allé jusqu’à étudier ça avant le match. Pour que tu vois comment on tournait durant ces jours précédant le match. Tu sais ce qui te porte à ça, frère, tu sais ce qui te porte à ça : la peur. Frère, la peur t’amène à faire n’importe quoi. Comme ce que l’on a fait avec le vieux Casale.

Parce que si on avait perdu, bonne mère, on aurait dû quitter la ville mon vieux. On aurait dû se réfugier à l’étranger, je te le jure. On n’aurait jamais pu revenir ici. On aurait eu l’air de réfugiés cambodgiens enfuis dans une barque. Bon je te jure que si nous avions perdu, on aurait quitté la ville de Rosario et on aurait continué jusqu’au Paraná, on aurait tous du partir, des millions de Canailles, je ne sais pas où, à Diamante, au Pérou, à Cuzco, à la chatte à sa mère. Ici, on n’aurait plus jamais pu vivre avec la lourdeur de ces putains de Lépreux mon vieux. Miguelito l’avait déjà clairement dit, lui se barrerait si on perdait, il prendrait ses cliques et ses claques et se ferait la malle, et je t’affirme que Miguelito en est capable et de beaucoup plus d’ailleurs, parce qu’il est fou. Donc je le crois. Ou se faire joyeuse ! Et pourquoi pas drag. Se mettre des plumes et sortir habillé en folle sur l’avenue Pellegrini et ne jamais revenir à la maison, mais je te jure que personne ne voulait même entendre parler de la possibilité de la défaite. On ne parlait même pas du mot défaite.

C’était comme parler du cancer mon frère. Tu vois bien qu’on le dénomme malformation ou autre chose, quelque chose de mal, mais le crabe, mon vieux, personne ne le nomme directement ! Et c’est là qu’est ressorti du tiroir le vieux Casale. C’était le père du Cabezón Casale, un gamin qui venait toujours au bar et qui est venu avec nous durant des années au stade. Mais qui était déjà parti à ce moment au nord, à Salta je crois. Je l’ai revu il n’y a pas longtemps qui passait par ici. Et c’est à ce moment-là qu’on s’est souvenu qu’à la maison du Cabezón, son père nous avait dit que jamais de chez jamais il n’avait vu perdre Central contre Ñuls. Quelle merde ! Ce gus ne devait jamais aller au match ! Parce que, écoutes-moi, il avait bien dû les voir perdre une fois. À part s’il n’allait pas aux clásicos. Et attention, j’en connais beaucoup comme ça. Qui s’efface, s’absente des clásicos. Qui vont à Arroyito au stade de Central mais qui ne vont jamais de leur putain de vie au Parque. Je me souviens que nous l’avions demandé au vieux. Et le vieux nous a répondu que non. Il nous a expliqué qu’il allait toujours au stade, que c’était un fan indescriptible de Central, je ne peux même pas te l’expliquer. Mais il était arrivé, je ne sais pourquoi, une série de choses, d’événements qui ont fait que durant de très nombreux matchs contre Ñuls, lui n’avait pas pu aller au stade pour de nombreuses causes que ni moi ni lui ne pouvions expliquer. Qu’il était en voyage à Misiones – le vieux était commercial – que ce jour-là il s’était tordu la cheville et qu’il ne pouvait marcher. Qu’il était grippé. Qu’une autre fois, une couille lui faisait mal, qu’est-ce que j’en sais. La vérité, frère, pour résumer, le vieux n’avait jamais vu un match durant lequel les Lépreux nous avaient battu. Quel privilégié ce vieux ! Et en plus, un vrai talisman. Parce que comme il y a des types maudits qui te font perdre des matchs ou qu’ils aillent, il y en a d’autres qui, s’ils viennent, c’est une vérité, ton équipe gagne. C’est pas de la connerie. Et le vieux Casale était l’un d’eux. Des chanceux.

nadaC’est alors qu’on s’est dit : ce vieux, il faut qu’il soit au Monumental contre Ñubel, pas possible autrement, il doit y être. Clairement, on s’est dit, il va y être. S’il est fan de Central, canaille à mort.  Mais on a été rattrapé par un doute tu vois. Parce que nous, c’était pas comme si on le voyait tous les jours le vieux. J’irais même plus loin, depuis que son cabochard de fils était parti au nord pour le travail, on ne le voyait plus au bord du terrain le vieux. Ni dans la rue, ni nul part. En plus, le vieux était déjà bien vétéran, parce qu’il devait avoir quelque chose comme quatre-vingts balais à ce moment. Bon, en vérité, quatre-vingt peut-être pas, mais ses soixante-dix, soixante-quinze ans, il les avait derrière lui.

Alors avec Valija, el Colorado et Miguelito, on s’est dit, on va à la maison du vieux pour s’assurer qu’il y aille et sinon on l’y amène attaché. Parce qu’il se peut aussi que le vieux n’y aille pas parce qu’il n’a pas un kopeck, je ne sais pas, on ne savait pas. On pensait déjà mettre en place une tombola pour lui, ou une kermesse, n’importe quoi, le vieux devait venir, c’était notre banderole, notre assurance tout risque.

On s’est rendu à sa maison, et là, tu ne t’imagines pas, le vieux n’en sortait plus. Il va mal, le médecin lui a interdit complètement d’aller au stade. Il nous dit ça. Que non, qu’il a eu un infarctus, il ne sait plus à quel match, un match de merde, après une frappe qui avait tapé le poteau. Qu’il avait été mort pendant une demi-heure. Qu’il avait été sauvé d’entre les zombies à force de respiration artificielle et de massages cardiaques. Qu’il n’avait pas raccroché les gants, par pure chance, et qu’il était resté tellement choqué qu’il n’était pas retourné au stade depuis, je ne sais plus très bien, depuis deux ans, environ.

Cela faisait deux ans qu’il n’était plus allé au stade ce vieux ! Et il n’était pas seul à avoir décidé, mais le médecin et évidemment la famille lui avait définitivement interdit d’y aller. Je ne sais plus s’ils ne lui avaient pas aussi interdit d’écouter les matchs à la radio, pour ne pas le brusquer, le pauvre. Parce qu’ils disaient que s’il écoutait quoi que ce soit de fort, il mourrait. Il était à ce point au bout ! Alors pour nous, c’était comme un présage, l’annonce de l’enfer mon frère ! C’était l’annonce qu’ils allaient nous chier dessus à Buenos Aires. Donc on a essayé de faire des mirettes au vieux. À le convaincre, à lui dire : « mais regardez Monsieur Casale, vous devez y être, c’est une question d’honneur. Qu’est-ce que vous me parlez de mal du cœur ! Vous ressemblez à une voiture neuve ! Allez Casale ! » Je me souviens que Migulito le taquinait et lui disait : « Mais vous baisez combien de fois par jour ? » ou « Vous êtes faits comme un taureau ».  Mais le vieux n’en avait rien à foutre, pour lui c’était non et non.

On lui disait bien que le match allait être une blague, que Ñubel avait une équipe de merde, qu’à quinze minutes de jeu on serait déjà à trois à zéro devant et que match n’était qu’une simple formalité. Que le gouvernement avait décidé que Central devait gagner pour rendre joyeux une majorité de gens. Je ne sais pas la quantité de conneries qu’on a dit au vieux pour le convaincre. Mais le vieux ne voulait rien entendre. Une pierre, le fils de pute. Le comble étant que la femme du vieux avait commencé à nous tourner autour, la mère du Cabezón, mais aussi une sœur du Cabezón, qui voulaient savoir qu’est-ce que nous voulions dire au vieux durant cette réunion. Elles devaient déjà suspecter que nous n’étions là pour rien de bon. En résumé, le vieux nous dit que non. Même pas en rêve. Qu’il ne sait même pas s’il pourrait résister à la tension de savoir que va se jouer le match, même sans l’écouter. Parce que le vieux, il lisait les journaux, il n’était pas complètement stupide ! Il savait ce qui se passait, comment était les choses, les formations des équipes, les remplaçants, l’historique, les antécédents, les maillots, les couleurs, tout. Il en vint à nous dire : ce jour-là, avant que ne commence à passer les camions et les bus avec les gens partant pour Buenos Aires, je vais à la ferme d’un de mes frères, qui vit à Villa Diego. Il ne voulait même pas écouter les coups de klaxon le vieux ! « Je m’en vais bien tôt, à la maison à la campagne de mon frère, à qui le football importe peu, et là-bas je passe la journée sans écouter la radio ni rien ». Parce que le vieux disait, et il avait raison, que s’il restait à la maison, même s’il s’enfermait dans une armoire, il écouterait quelque chose, un cri, un but, il entendrait fatalement quelque chose. Pauvre malchanceux ! Et il resterait ainsi raide mort où qu’il serait. Alors il irait à la ferme de son frère où il pouvait oublier le sujet.

Bon, bon. Je te le dis, on est sorti de là, six pieds sous terre ! Les choses allaient de mal en pis. C’était presque déjà sûr, ça ne pouvait pas louper, on était fait. Comme quand Valija, le jour d’avant, avait reçu la visite d’une tante qui vivait à la campagne. Et lui se souvenait qu’avant un match que nous avions perdu contre San Lorenzo, cette même tante était venue leur rendre visite le jour d’avant. C’était un présage funeste, la tante.

C’est alors qu’on a décidé de l’enlèvement. On s’est retrouvé au bar et ce soir-là, on en a discuté sérieusement. Dani disait que non, que c’était une folie. Que le vieux nous claquerait dans les doigts pendant le voyage ou au stade. Et qu’après ça ferait des histoires. Qu’on terminerait tous derrière les barreaux. Et qu’en plus, c’était presque un assassinat. Mais on n’a pas donné beaucoup d’importance à Dani, parce que c’était quelqu’un qui exagérait toujours. Encore plus qu’exagérer, c’était une mauviette le Dani. Mais nous, on était bien décidés. Par-dessus tout, pour une chose que nous avait dit le gros. Le vieux était à la limite, il avait eu un infarctus, c’est vrai. Mais il y a plein de gars qui ont eu un infarctus et tu peux les voir marcher tranquillement dans la rue et sans que ça fasse autant de raffuts qu’à ce vieil idiot, avec ces idées de s’enfermer dans une armoire ou de ne plus aller au stade. Ou de se laisser donner des ordres par la famille, comme son épouse, ou l’autre, la sœur du Cabezón. D’un autre côté, et tu le sais, les médecins sont des crétins, ça se voit qu’ils veulent qu’il dure mille ans le vieux pour lui prendre son argent, lui faire des expérimentations, lui soutirer son sang. Et en plus, comme le disait Miguelito, et c’était vrai, en voyant le vieux il avait l’air d’être en pleine forme. Avec presque soixante ans, je ne te dis pas qu’il avait l’air d’un ado, mais il allait très bien. Il marchait, parlait, s’asseyait, se bougeait, qu’est-ce que tu veux que je te dise, il picolait... Il nous a invité à boire un Cinzano et le vieux s’est envoyé son petit verre. Je ne te dis pas qu’il a bu un litron, mais son petit verre il se l’est envoyé. Donc Miguelito a élaboré sa théorie et je dis encore aujourd’hui que ce n’était pas complétement tiré par les cheveux. Le vieux était un fraudeur frère, un fraudeur qui s’était arrangé pour ne plus jamais rien faire, pour que tout vienne naturellement. Et pour ne plus jamais travailler dans sa putain d’existence. Avec ses bobards, il n’achetait rien, on le servait comme une princesse. Il avait la vieille et la sœur du Cabezón qui le servait comme à la cour. Et de quoi se privait-il ? De cigarettes. Même si, si ça tombe, il fumait en cachette. Et de ne pas aller au stade. C’est tout. Et il vivait comme Caroline de Monaco, ce putain de phoque. Avec cet argument et ce qu’avait dit el Colorado, on s’est décidé.

El Colorado est venu et a parlé clairement. Il nous a parlé de grands idéaux. De notre mission dans la société. De notre devoir envers les générations futurs et envers les enfants. Il nous a dit que si nous perdions ce match, des milliers et des milliers d’enfants en souffriraient les conséquences. Que pour nous aussi ce serait dur, mais que pour nous, il était déjà trop tard, qu’on était déjà sur la fin. Qu’on avait déjà vécu ce que l’on avait à vivre. Que ces derniers temps, nous avions déjà fait l’expérience de mauvais moments et de pourritures. Mais les enfants, les ados de Central allaient être marqués à vie, que cela les marquerait comme un fer rouge. Les moqueries qu’allaient recevoir ces enfants, ces chérubins, à l’école ! Ils allaient les détruire. Ils allaient leur pourrir la tête pour toujours. Ce serait une ou deux générations de mecs détruits. Faibles devant les Lépreux. Ayant peur de sortir dans la rue, de se montrer en public. Et c’est la vérité frère ! Parce que je me souviens de ce que c’était ce type d’attaques à l’école primaire, plus que tout.

Je me souviens quand on perdait cinq à trois face aux Lépreux au Parque, après avoir gagné deux à zéro, quand on a vendu le Colorado Bertoldi. Qu’il doit encore être en train de profiter de son blé. Je te jure que pendant une semaine, je ne pouvais pas me lever du lit, parce que je ne voulais pas aller à l’école. Pour ne pas avoir à supporter les attaques des Lépreux. Les enfants sont des vrais fils de putes avec les railleries, ils sont cruels. Tu ne les as jamais vu démembrer une bête, quand ils prennent une langouste et lui enlèvent les quatre pattes. Ce sont des fils de putes les gamins si l’on y pense. Ce que disait el Colorado était vrai. Maintenant tout le monde parle de la dette extérieure, et bien mon frère c’était un peu comme le sujet de la dette extérieure. Par la faute de quatre fils de putes qui ont bousillé le pays, nous devons tous payer. Nos enfants et leurs enfants après eux. Il était en notre pouvoir de faire quelque chose pour que ça ne se passe pas ainsi, il fallait le faire mon ami. En plus, comme disait le roux, ce n’était plus tellement le problème des moqueries de ces gamins de Ñubel. C’était aussi le problème de l’amour de la gloriole. Les gamins voient qu’une équipe gagne, et ils deviennent supporter de cette équipe. C’est comme ça, ils sont supporters du champion. Donc, imagine si Ñubel avait gagné, la merde ! À partir de là, tous les gamins seraient devenus supporters de Ñubel, tu peux en être sûr. Ça ne sert à rien de les ramener au stade, de les convaincre, de leur parler du Gitano Júarez, du Flaco Menotti, de leur acheter le maillot de Central dès qu’ils naissent. Ça ne sert à rien. Ces cons voient que River est champion et ils deviennent supporter de River. C’est comme ça. Et à l’époque, ce n’était pas comme maintenant, ou bon an mal an, tu emmènes les gamins au Gigante et ils tombent sur le cul. Quand ils vont à cette porcherie du Parque, aussi bonne équipe que puisse avoir Ñuls, les gamins pensent : je ne peux pas être supporter de ce club au stade de misère ! Et ils deviennent donc supporter de Central. Parce que tout passe par le regard, et tu vois bien qu’aujourd’hui ils ne vont parfois même pas voir jouer Central ou Ñuls, et ils sont déjà supporter de Central pour le stade. Une autre époque. Les gamins sont devenus plus matérialistes. Je ne sais pas si c’est à cause de la télévision ou d’autre chose, mais ils adorent les stades.

Donc c’était clair. Il fallait kidnapper le vieux Casale. Et sinon, avoir à supporter quinze ou vingt ans plus tard, aujourd’hui par exemple, que la ville soit pleine de Lépreux, nés après ce match. Et on sait déjà ce à quoi ça ressemblerait. Beyrouth, ce ne serait rien à côté, je te le jure frère.

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Celui qui a organisé « l’opération Eichmann », comme nous l’appelions, fut el Colorado. On l’appela comme ça du nom de ce général allemand, tortionnaire, qui s’est fait kidnapper ici par les juifs, si tu te souviens. Et notre opération était plus ou moins similaire. El Colorado était un mec très réfléchi, ça tournait bien là-haut, et il a tout organisé. À cette époque, El Colorado n’était déjà plus de l’OCAL. L’OCAL, je ne sais pas si tu sais, est une organisation d’ici, de Rosario, qui s’appelle ainsi pour ses initiales, l’Organisation Canalla Anti-Lepra. C’est un groupe plus ou moins comme le Klux Klux Klan. Qui tient des réunions secrètes et je ne sais pas s’ils n’y vont pas en capuche et tutti quanti à leur réunion. Ou s’ils ne brûlent pas un Lépreux vivant à chaque réunion. Je ne sais même pas s’il faut être supporter de Central, mais, pour sûr, il faut détester la lèpre. Tu dois plus détester la lèpre que supporter Central.

Ils organisent des réunions, tiennent un registre. Pensent des horreurs contre les Lépreux. Ils fêtent comme un jour férié les confrontations que nous avons remportées, ont un hymne propre. C’est comme ces mecs, les francs-maçons, ceux dont on ne sait pas qui ils sont. Qui portent des torches. El Colorado a été viré de l’OCAL parce qu’il était trop fanatique, pour tout te dire. Mais ça n’en reste pas moins une tête, El Colorado. Et c’est lui qui a organisé toute l’opération.

Et je te raconte le tout parce que c’est du joli, l’histoire finira dans un recueil de nouvelles un jour. On a d’abord vérifié quelle ligne de bus se rend à Villa Diego, où le frère du vieux Casale avait sa maison. D’où vivait le vieux Casale, là-bas par la rue San Juan au 1400, la seule ligne qui pouvait le déposer si je me souviens bien était la 305 qui passait par la rue San Luis. Ou plutôt, que le vieux devait monter au croisement de San Luis et Paraguay ou San Luis et Corrientes. Pas plus loin que ça, à moins qu’il soit idiot et qu’il aille monter au Boulevard Oroño, mais je ne sais pas pourquoi il aurait fait cette connerie. La dernière interrogation état de savoir s’il irait en bus ou en auto. S’il y allait en auto, on était foutu. Mais on a parié sur le fait qu’il y aille en bus. Parce qu’il n’avait pas d’auto. Et le frère n’en avait sûrement pas non plus, parce qu’il devait être un mort de faim comme lui. Et je te dis que le plan sentait bon, parce que le vieux nous avait indiqué qu’il partirait tôt pour éviter un infarctus avec les klaxons. Donc on pouvait combiner le tout avec notre horaire de départ pour le match. On aurait été foutu s’il était parti à une heure de l’après-midi pour aller à Villa Diego, parce qu’après nous n’aurions pas pu arriver à Buenos Aires pour l’heure du match, avec ce bordel sur la route, en bus de ligne. On aurait sans doute terminé dans le décor à force de rouler à toute berzingue. Là, Villa Diego est à la sortie de Buenos Aires. Donc tout était en place, c’était un trajet direct.

Après, il a fallu parler avec les autres gars, convaincre le Rulo fut facile, lui s’en foutait. En plus on lui a donné tous les détails du plan. Je te le dis, el Colorado avait tout fait comme un chef, un maestro.  Voici le plan. Le Rulo, un ami également fanatique de Central, possédait quelques bus de ligne, un bon gars le Rulo. À cette époque, il avait une paire de bus de la ligne 305. Un coup de bol gros comme ça. Sinon, on aurait dû trouver un autre bus, le changer de couleur, le repeindre, je ne sais quoi, lui mettre le numéro de la ligne, un travail de dingue. Mais le Rulo avait deux bus de la ligne 305. Il avait déjà pensé en utiliser un pour se tirer au Monumental le jour du match. Il prendrait même neuf cents ou mille gars avec lui qu’il disait. Il sortirait le bus du service de la ligne et il s’en foutait comme de l’an quarante. Il ne manquerait pas ce match.

Avec nous et les autres gars à bord, le Rulo devait être prêt à partir avec le bus, le moteur en marche, stationné rue España. Miguelito ferait le planton, prenant un café, juste au café du coin. De là il pourrait voir la porte du vieux Casale. Je crois qu’à cinq heures du matin Miguelito faisait déjà la garde au café, faisant semblant, observant la porte du vieux. Je te jure que même les marxistes n’auraient pas fait une opération comme celle-là, mon frère. Une petite merveille.

Dès qu’il a vu le vieux sortir, avec un petit sac dans lequel il emportait pour sûr un petit sandwich à la viande maison, il se mit en action. Miguelito enfourcha la Vespa qu’il avait alors. Il fit le tour du pâté de maison et nous prévint. On chargea le scooter sur la partie arrière, derrière les derniers sièges, et on se mit en route.

On avait prévenu les quelques gamins de la bande, de ceux qui foutent le bordel, qu’ils la ferment bien. Qu’ils ne disent même pas un demi-mot et qu’ils fassent les assoupis. Nous aussi, pour ne pas qu’il nous reconnaisse, le vieux, on était sur les sièges à l’arrière, jouant les endormis, avec même le visage couvert avec un pull-over, comme si la lumière nous dérangeait, ou avec un imperméable.

Ce jour-là s’était levé froid et pluvieux, comme un jour de fête nationale, le 25 mai. L’autre bordel avait été de cacher toutes les banderoles, trompettes, confettis, les thermos, tout ça. Un des jeunes avait embarqué une putain de banderole, qui mesurait cinquante-deux mètres. Un demi-pâté de maison de banderole qui disait « le quartier de Graneros : présent ! ». On a eu à la mettre en dessous d’un siège pour que le vieux ne la repère pas.

Le vieux est monté à moitié endormi. Il s’est assis sur un siège à l’avant. Nous l’avions laissé libre exprès. Pour ne pas qu’il regarde trop à l’intérieur du bus, le Rulo l’a fait payer son ticket et tout. Personne ne parlait, comme si nous ne nous connaissions pas. Et comme le bus faisait son tour normal, le vieux allait heureux, regardant par la fenêtre. On est arrivé à Villa Diego et le vieux était tranquille. De temps en temps, quand on dépassait une auto, avec des banderoles sur le toit, klaxonnant, le vieux regardait les mecs à côté de lui et dodelinait de la tête, comme pour dire « regardez-moi ça ».

Ça se voyait qu’il avait envie de parler. Mais personne ne voulait lui prêter attention, pour ne pas faire une saucisse. Donc nous faisions tous les assoupis. On aurait pu croire qu’on avait lâché un gaz assoupissant dans ce bus mon frère. Comme lorsqu’un type meurt, tu vois, dans sa voiture quand il s’endort avec le moteur allumé et que l’habitacle se remplit de monoxyde de carbone, je crois. Pareil, on aurait dit que nous étions victimes du monoxyde de carbone. Mais quand on est arrivé à Villa Diego, le vieux s’est levé et a demandé au Rulo : « Tu peux me déposer au coin, chef ».  Je ne sais pas ce que lui a répondu le Rulo, quelque chose disant qu’il ne pouvait pas s’arrêter là, que c’était fermé au trafic automobile, qu’il fallait continuer un peu plus. Et le vieux l’a gobé. Mais il est resté debout, à côté de la porte. Quelques instants plus tard, de nouveau « au coin », il lui dit. Là, le Rulo nous regarde, parce qu’il n’avait plus d’histoire à lui raconter. Et là mon frère, tu ne peux même pas imaginer ce qu’il s’est passé ! Comme si on s’était tous mis d’accord. Et je te jure qu’on ne l’avait pas préparé. Les gars ont déplié les banderoles, sorti les trompettes et les pancartes par les fenêtres. Et à crier : « Je suis Canaille, je suis Canaille ! » par les fenêtres.

Tous se tournaient vers l’extérieur, de dos au vieux. Le pauvre vieux, la tête qu’il a fait, je ne peux même pas te la décrire avec des mots. Les jeunes se tournaient côté rue, en foutant le bordel, parce qu’ils avaient tenu jusqu’à présent, sans crier ni tout déménager pour ne pas effrayer le vieux. Mais quand est venu le moment, ils ont pris les écharpes, sortis les bras par les fenêtres et à taper contre la carrosserie du bus. Et le Rulo suivait le rythme en klaxonnant.

Tu as déjà vu, ces films de cow-boys, quand les voleurs vont attaquer une diligence, dans laquelle il semble n’y avoir personne. Ou alors qu’elle est conduite par des petits vieux, et d’un coup, les côtés s’ouvrent et apparaissent dix-sept mille soldats qui tirent à tout va. Quand ils lèvent les bâches alors qu’ils étaient cachés à l’intérieur comme si de rien n’était ? Bon, ce bus, c’était quelque chose comme ça. D’un coup, ça s’est transformé en foutoir innommable, en scandale, en cris, en klaxons, et trompettes... en bordel. Et les gens sur le bas-côté ! Parce que depuis le matin il y avait des gens sur le bas-côté de la route, attendant que passe la caravane des supporters. C’était à pleurer, juste émouvant. Ils saluaient, criaient, levaient le point. De temps en temps, un Lépreux, un peu perdu, t’envoyait un projectile... Mais j’en reviens au vieux. Tu n’imagines pas le blase du vieux. Parce que nous, on le regardait en pensant que c’était le moment crucial. Le vieux, soit son cœur lâchait, soit il allait de l’avant. Il regarda à l’arrière du bus, ces singes qui sautaient et qui criaient. Il ne pouvait pas le croire. Il se rassit, et je crois que jusqu’à San Nicolás, il n’a pas articulé un seul mot. Rábano, le fils de Nancy, s’était porté volontaire au cas où pour lui faire du bouche à bouche, quelque chose qu’on voulait tous plus ou moins éviter, parce que bon, ça dégoûte toujours un peu. Surtout sur un vieux !

Mais bon, je vais te la faire brève. Quand le vieux vit qu’il n’y avait pas moyen d’y couper, qu’il n’y avait pas de possibilité de descendre du bus, il s’est rendu. Il s’est rendu, mais genre vraiment. Parce qu’au début, quand on s’est approché de lui, il nous a bien insulté. Il nous a accusé d’être des irresponsables, des assassins, d’être des inconscients, que c’était une honte. Je ne sais même plus tout ce qu’il nous a dit. Mais après, on lui a dit qu’il était en parfaite santé, qu’il était comme un taureau. Que s’il avait supporté la surprise du bus, cela voulait dire que son petit cœur pourrait supporter n’importe quoi. Et il a commencé à se tranquilliser. El Colorado a été jusqu’à lui dire que tout cela était une manœuvre de notre part pour lui démontrer qu’il était en parfaite santé. Et même que le médecin était impliqué.

cartoonpalomitaÉcoute mon frère, et crois mois c’est la vérité, quel intérêt aurais-je à te mentir aujourd’hui. Bien avant d’entrer à Buenos Aires, ce vieux était le plus heureux des mortels. Je te le dis et je te le jure sur la tête de mes enfants. Le vieux chantait, insultait, buvait du maté, mangeait, criait par la fenêtre. Et il sortit vers le stade enroulé dans une banderole. Il n’y avait pas dans tous les supporters un mec plus heureux que lui. Il est venu avec nous en populaire. Il a supporté l’attente avant le match, qui fut la plus longue de sa putain de mère. Et il a supporté tout le match. Il était vert, certes, et à certains moments on aurait dit que tu aurais pu le percer avec une aiguille et qu’il aurait explosé comme une grenouille, parce que je le regardais de temps en temps. Après le but d’Aldo, je l’ai cherché du regard, je l’ai cherché parce que le bordel fut tel quand Aldo la mise dedans que je ne sais même pas ou j’ai atterri entre les avalanches et les embrassades et les évanouissements et ce genre de chose. Mais après tout cela j’ai regardé du côté du vieux et je l’ai vu dans les bras d’un gaillard, en extase, en train de pleurer. Et je me suis dit : si celui-là ne meurt pas ici, il ne mourra jamais. C’est qu’il est immortel. Après, j’ai oublié le vieux, on s’est rongé les ongles, frère, je ne te le raconte même pas. Ça ne peut pas se raconter frère, parce qu’on priait, on se retournait des gens s’asseyaient entre tout ce bordel parce qu’ils ne pouvaient même plus regarder. Parce qu’ils nous ont bombardé de ballon, la deuxième mi-temps ils ont monopolisé le cuir, et tu sais le pire, le plus terrible ? S’ils marquaient, ils allaient gagner, frère, la vérité ! Ils auraient gagné, ces fils de putes. S’ils marquaient, on allait à la prolongation et là, ils nous auraient enflés parce qu’ils étaient plus en forme que nous et ils y allaient fort ces bourrins. Ce jour-là, mon Dieu, je ne sais pas ce qu’avait le Flaco Menotti, mais il a tout sorti, absolument tout, tu ne peux croire ce qu’il a sorti ce jour-là ce putain de Flaco qui avait l’air d’exploser en morceau à chaque centre. Il a repoussé une tête piquée de Silva que l’on avait tous vue dedans, frère, une action à aller tous en procession à baiser le cul du Flaco. Quelle balle de Silva il a sorti ! Nos cœurs ont tous sauté un battement, il restait cinq minutes et s’ils égalisaient, je te le redis, on était bon à être composté en prolongation. Je me souviens avoir regardé derrière et avoir vu le vieux, blanc, pâle, avec les yeux exorbités, pauvre vieux, mais toujours en vie.

Et maintenant je te le dis, je te le dis et j’aimerais bien que répondent tous ceux qui ont dit que c’était une fils de puterie ce qu’on a fait au vieux Casale ce jour-là. J’aimerais que l’un de ces benêts me réponde si l’un d’eux a vu le vieux Casale comme je l’ai vu quand l’arbitre a sifflé la fin du match, frère. Que l’un d’eux me dise si, par hasard, il a vu Casale comme je l’ai vu quand l’arbitre a sifflé et que le stade était en feu comme on ne peut pas le décrire avec des mots. Je voudrais savoir si quelqu’un l’a vu comme moi. Le bonheur sur le visage du vieux, frère, le bonheur absolu sur son visage ! Que quelqu’un me dise s’il l’a vu pleurer en embrassant tout le monde comme je l’ai vu pleurer, ce vieux, je peux t’assurer que ce jour fut son jour le plus heureux sur terre, mais de très très loin son jour le plus heureux sur terre, parce que je te jure que cette joie qu’il avait était incommensurable ! Et quand on l’a vu tomber au sol comme touché par l’éclair, il est resté raide-mort le pauvre vieux, on a tous un peu pensé : et alors ! Qu’est-ce qu’il aurait pu rêver de plus que de mourir ainsi cet homme ! Il aurait continué à vivre ? Pourquoi ? Pour vivre deux ou trois ans de plus, rabougris, comme il vivait, dans un placard, pourri par sa femme et par toute sa famille ? Il vaut mieux mourir ainsi, frère ! Il est mort en sautant, heureux, embrassant un autre, à l’air libre, avec la joie d’avoir défoncé les Lépreux pour des siècles et des siècles ! C’est comme ça qu’il devait mourir, je l’envie même, frère, je te jure, je l’envie ! Parce que si l’on pouvait choisir sa mort, je choisirais celle-là frère ! Je choisirais celle-là.

 

Roberto Fontanarrosa dans Nada del otro mundo, 1982. Traduction, Jérôme Lecigne.

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba