Le Chili connait une vague de protestation citoyenne et populaire sans précédent. Ce qui a commencé avec la hausse du ticket de métro, n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de trente années (voir plus si l’on compte la dictature militaire) de politiques néolibérales. Mais quelles ont été les réactions du monde du foot et les conséquences sur le football local ? Éléments de réponse.

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La situation que traverse le Chili a évidemment ses implications sur le football local, nous allons y revenir, mais elle ne laisse pas sans réaction les joueurs évoluant au pays ou portant la tunique rouge de la sélection. Souvent prompts pour faire part de leur soutien autour des grandes causes nationales, notamment lors des catastrophes naturelles (et le Chili y est malheureusement habitué) ou des triomphes sportifs par exemple, comment ont-ils réagi face à cette crise institutionnelle, sociale, mais surtout politique profonde ?

Aux côtés du peuple

L’un des premiers à avoir communiqué est l’ancien capitaine de la Roja, Claudio Bravo, avec un texte très dur envers la classe dirigeante politique, et reprenant dans son texte la plupart des revendications du peuple chilien, à savoir pêle-mêle un système de santé digne et accessible, moins d’inégalité sociale, une éducation publique de qualité pour tous, des fonds de pension non-privatisés, mais aussi en dénonçant une classe politique sourde depuis tant d’années à ces revendications pourtant basiques. Qu’il prenne position, n’est pas si surprenant, mais qu’il le fasse aussi clairement et avec autant de force en faveur des revendications en a agréablement surpris plus d’un au pays. Gary Medel a lui aussi pris parti, d’une manière plus simple, mais dans le même sens, c’est-à-dire en reprenant les revendications des manifestants. C’est beaucoup moins étonnant de la part du capitaine de la Roja, qui est connu pour ses prises de positions sociales. Il avait par exemple soutenu via un joli tweet les professeurs en grève en pleine Copa América en juin dernier.

Récemment devenu le meilleur du championnat chilien avec 216 pions et idole du Colo-Colo, Ensuite, Esteban Paredes a lui aussi retweeté simplement les revendications sociales, alors qu’il est très avare de tweets, mais est pourtant très suivi sur le réseau social à l’oiseau bleu. Il a aussi annoncé qu’ils se sont réunis avec les joueurs du Cacique dans le but de faire quelque chose. Un autre joueur est par contre clairement sorti du lot, c’est Charles Aránguiz, qui soutient fermement les manifestants depuis les premiers jours. Le joueur du Bayer Leverkusen a multiplié les déclarations surtout via les réseaux sociaux, mais surtout donné une interview à Radio Cooperativa dans laquelle il a fait passer un message sans équivoque. « C’est très grave ce qu’il se passe avec les carabiniers et les militaires dans les rues. Le sujet est devenu incontrôlable pour le président, ça devait exploser. Si j’étais chez moi, je serais en train de marcher et de lutter aux côtés de ma famille, avec tous. Ma famille et mes amis protestent. Voir tout ce qui s’accumule sur le peuple est dur. Je l’ai vu, je vivais à côté. Ils ont tous mon soutien », a-t-il ainsi déclaré avant d’ajouter, « je connais les besoins des gens. Ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts avec tout ce qu’ils doivent payer. Je suis dans le quartier, je sais que les gens n’y arrivent pas. C’est grave de voir les destructions, les morts, mais maintenant, nous devons continuer à faire pression. Ils ne peuvent plus faire machine arrière, malgré les abus de la police. Je ne prétends pas détenir la vérité, sur le plan politique, je suis ignorant, mais à cause de la façon dont j’ai vécu, ce qu’il s’est produit avec les carabiniers est très grave. Il y a eu des morts. C’est très fort comment ils ont agi avec les gens. Je vis avec le peuple, je suis avec eux. Chaque fois que je vois des actes de pillages ou d’incendies, j’en doute, je ne crois ni en les carabiniers, ni aux milices ». Des propos très forts, les derniers suivant une théorie de plus en plus répandue, selon laquelle les forces de l’ordre seraient elles-mêmes à l’origine de quelques pillages ou en tout cas fermaient les yeux au début. Des propos qui ont notamment valu une réponse scandaleuse d’un dirigeant d’extrême-droite, José Antonio Kast, qui lui a dit qu’il croyait sûrement plus ses amis narcotrafiquants qui seraient au pouvoir dans son quartier (il est néanmoins vrai qu’Aránguiz entretiendrait des liens d’amitiés avec certains capos locaux). Il a été très vite défendu ardemment par la Sifup (le syndicat des joueurs de foot chilien) qui a répondu à l’ex-député que le Chili ne souhaitait pas de gens comme lui.

Certaines réactions aux propos du joueur de la Roja disent qu’il a tout compris à la situation, alors que l’on pourrait en fait plutôt dire qu’il l’a vécue, ou qu’il la vit encore à travers ses proches et que c’est pour ça qu’il en parle si bien. Le Principe est en effet issu d’une commune très défavorisée du Sud de Santiago, Puente Alto, la plus peuplée du pays, mais abandonnée par les pouvoirs publics depuis longtemps.

Puis on est bien obligés de parler des méga-stars Arturo Vidal et Alexis Sánchez qui ont aussi réagi. Le premier, dans un message soutenant à demi-mot les manifestants, tout en appelant à la paix, dont le ton relativement consensuel n’a pas surpris grand monde. Le deuxième s’est fendu d’un message très fade appelant à la paix dans le pays. Enfin, même s’il ne joue plus depuis longtemps et qu’il n’est pas chilien de naissance (mais l’est devenu), il faut signaler les prises de positions fortes et très progressistes qu’il prend quotidiennement via Twitter envers les manifestants et contre son gouvernement, il s’agit de Marcelo Barticciotto, idole suprême pour les hinchas du Colo-Colo. Ses prises de positions ne sont pas nouvelles, il a toujours affirmé ses positions de gauche, et c’est finalement très naturellement qu’on le voit prendre part aux différents débats qui secouent la société chilienne en ce moment, via Twitter où il est très actif. On peut quand même terminer cette revue d’effectif avec Nicolas Maturana, joueur de la U de Concepción, en général pas avare de commentaires sociaux, qui a sorti la formule : « ils ont changé les clowns, mais c’est toujours le même cirque, les pauvres resteront pauvres » en se référant au remaniement ministériel de lundi. Il a aussi déclaré que les capitaines des clubs professionnels avaient prévu de se réunir avec le Sifup pour voir comment soutenir la cause du peuple chilien et qu’il était aussi heureux que beaucoup de ses collègues footballeurs s’engageaient, par exemple en allant manifester anonymement. Reste enfin l’une des légendes locale, connu pour ses positions notamment lors de la dictature, Carlos Caszely qui évoquant le président, s’est fendu d’un « il ne lui manque jusqu’à mettre un nez de clown. Tout ce qu’il dit est mensonges. Qui participe aux réunions ? Toujours les mêmes. Pour eux, le peuple importe guère », avant de donner son sentiment sur l’actualité au regard du lourd passé chilien : « je ressens une immense angoisse, immense car nous l’avons déjà vécu. À une différence près : s’il y avait un gouvernement comme celui d’Allende, les milices bombarderaient La Moneda, elles ne s’en prendraient pas au peuple comme elles le font maintenant ».

Chasse aux soutiens

Il existe cependant des voix dissonantes, du moins publiquement. Parmi elles, Marcelo Díaz, le joueur du Racing de Avellaneda a pris une position très conservatrice, soutenant les forces armées et les policiers. Sa position a d’ailleurs été assez critiquée l’a contraint à devoir s’expliquer, présenter des excuses puis finalement fermer son compte Twitter à cause des nombreuses menaces qu’il a reçues.

Autre footballeur célèbre victime collatérale de la crise chilienne : Jorge Valdivia. El Mago avait soutenu Sebastián Piñera il y a quelques années, notamment durant sa campagne, et évidemment les réseaux sociaux se sont chargés de le lui faire rappeler. Le joueur de Colo-Colo a eu beau se défendre en expliquant que « voter pour quelqu’un est bien différent d’être d’accord avec la situation que vit aujourd’hui le Chili », expliquer « Le 17/12/2017, nous savions déjà tout ce qu’il se passerait aujourd’hui au Chili ? Mon frère vit à Puente Alto, mes parents à La Florida, qui traversent une situation compliquée aujourd’hui et vous, avec votre photo, vous essayez de dire que je suis d’accord avec la mauvaise gestion ? Je n’ai pas les yeux bandés. Je ne suis pas un leader d’opinion, je joue au football et grâce à mon travail, je rencontre des gens. Je ne connais pas grand-chose de la politique, mais ce que je sais, c’est qu’une personne ne veut ou ne peut vivre avec le salaire minimum ou des pensions, des soins de santé onéreux, une éducation et des allègements fiscaux pour certains ». Insuffisant pour éviter de subir une tempête. L’affaire est allée jusqu’à la publication d’un faux tweet dans lequel le joueur soutenait le président et les militaires, demandant à ce que les « communistes ne prennent pas le contrôle du pays ». El Mago a eu beau expliquer que ce tweet était faux, ajoutant « je suis stupide mais pas au point d’écrire cela », il a finalement été contraint de fermer son compte twitter pour fuir la tornade. Et si certains y voient une opération de communication, on l’a même vu depuis venir avec son frère pour distribuer des empanadas aux gens attendant le métro à Tobalaba.

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Clubs et supporters engagés

Au Chili beaucoup de clubs ont deux entités juridiques. Une qui est le club au sens strict, que l’on appelle la « Corporación », et l’autre, le « Concessionnaire », qui sont des entreprises à capital 100% privé et qui gèrent et détiennent le football professionnel du club. Il est difficile de voir les structures privées des clubs s’engager publiquement, d’autant plus qu’elles n’ont en théorie aucune vocation sociale, au contraire des « Corporación », qui pour la plupart sont très engagées sur le terrain et socialement. C’est dans ce contexte que ce mardi, le Club Social Deportivo Colo-Colo (la Corporación, donc) a annoncé la mise en place des « Cabildos » que l’on pourrait traduire par des Assemblées Participatives pour que les Chiliens puissent débattre et émettre des doléances pour le Chili qu’ils souhaitent. Le but final étant de préparer le terrain pour une Assemblée Constituante, fortement réclamée par les manifestants, mais que le gouvernement fait semblant de ne pas entendre et sans encore l’envisager. C’est à l’image du monde culturel et de certaines organisations de quartier et citoyenne qui organisent aussi ce type d’Assemblées Participatives. Le club de Macul, cette fois-ci à travers l’entreprise « Concessionnaire » a aussi pris des mesures concernant les salaires en s’engageant à fournir un salaire minimum au-dessus de celui fixé par l’état (qui est de 300 000 pesos, environ 450 € mensuels) en s’engageant à fournir un salaire minimum de 450 000 au sein du club. En province on peut signaler la Corporación du Santiago Wanderers, qui s’est plutôt engagée pour aider les victimes de répression policière et militaire, mais aussi les victimes de pillage. À noter aussi l’engagement de huit clubs de la Région Centrale (dont O’Higgins) qui se sont engagés en faveur des revendications sociales dans le pays à travers un communiqué commun.

Quant aux supporters, ce sont à Santiago, surtout des maillots du Colo-Colo et quelques-uns de la U que l’on voyait parmi les manifestants au début. Ce n’est que dimanche que l’on a pu voir plus massivement des maillots de foot aux manifestations. Lundi, c’était surtout ceux du Colo-Colo qui étaient aux avant-postes, et ce mardi ceux de la U. Cela n’a pas empêché de voir dès le début du mouvement des maillots des deux clubs rivaux manifestant côte à côte, sans heurts et même dans beaucoup de cas fraternellement. Les deux principales barras du pays, la « Garra Blanca » (du Colo) et « Los de abajo » (de la U) sont plus unies que jamais, alors qu’il y a à peine un mois elles s’écharpaient avant un nouveau clásico.

L’humour est aussi de mise entre supporters. Beaucoup de memes circulent, dont un par exemple proposant de réunir la U et le Colo-Colo en une seule équipe en additionnant leurs points, vu qu’ils se sont réconciliés dans le but de sauver ce « nouveau » club de la relégation (allusion à la situation de la U) et de le couronner champion (allusion à la deuxième place actuelle du Cacique) tout en reléguant la Católica à la deuxième place (le club ayant la réputation de toujours finir deuxième, même si c’est moins le cas ces dernières années). Des messages circulent aussi en disant que le possible titre de la Católica serait relégué en « seconde position » dans l’actualité. On retrouve aussi une pancarte d’un supporter de la U disant qu’il a plus peur de Paredes que des policiers. Ce sont quelques exemples parmi tant d’autres.

Côté politique, le football pourrait être affecté à moyen terme puisque la nouvelle ministre des sports est à l’origine du néfaste plan « Estadio Seguro » à qui l’on doit la forte répression des supporters de foot en 2011 et qui est toujours en vigueur. La ministre sortante aurait payé aussi des erreurs liées au foot en finançant en partie des évènements privés avec de l’argent public, comme la venue de Ronaldinho au pays (environ 50 K € quand même) et la présentation de tables de tennis-ballon fabriquées par « El Mago » Valdivia (15K € environ).

Reste que depuis le 18 octobre il n’y pas de match de championnat de première division, l’ANFP reportant encore la journée de championnat de ce week-end. Cela n’a pas empêché les clubs d’organiser des matchs amicaux pour garder le rythme. Et si la crise continue, il est possible que les reports s’accumulent encore vu que les forces de l’ordre sont très mobilisées sur le terrain des multiples manifestations tout au long du pays. L’ANFP a d’ailleurs déclaré qu’elle n’était pas pressée que les matchs reprennent tant que les conditions de sécurité n’étaient pas réunies. Espérons que le football puisse vite reprendre, d’autant plus que se profile la première finale unique de l’histoire de la Libertadores à Santiago le 23 novembre, dont la tenue dans la capitale vient d’être confirmée ce mercredi par le gouvernement dans un contexte tendu suite à l’annulation de l’organisation des sommets de l’APEC et de la COP25 que le pays devait accueillir à la même période.

 

Par Gabriel Micolon à Santiago pour Lucarne Opposée, avec Nicolas Cougot

Gabriel Micolon
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