C’est désormais officiel, la saison de football au Chili a pris fin après un vote effectué par les présidents de club. Pour la première fois de l’histoire, la saison ne sera pas allée au bout. Les conséquences pourraient être plus importantes qu’on le croit.

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Ce vendredi, le conseil des présidents de l’ANFP, la ligue chilienne, s’est réuni et a pris une décision unique en 86 ans d’histoire de football professionnel au Chili : avec 42 votes pour, il a ainsi été décidé de mettre fin à la saison 2019, alors que celle-ci a été interrompu le 18 octobre dernier lorsque la crise sociale a éclaté au pays. Jamais depuis que le foot est pro au Chili soit depuis 1933, cela était arrivé, pas même après les diverses catastrophes naturelles qui ont frappé le pays tout au long de son histoire, et surtout, pas même après le coup d’État de 1973. Cette décision unique vient donc enfin mettre un terme à un débat qui agitait le pays depuis plusieurs semaines et qui voyait divers acteurs du football local s’entre-déchirer afin de savoir s’il fallait ou non reprendre.

Casse-tête sportif et impasse sur le terrain

On a pourtant bien failli reprendre. La semaine dernière, la 26e journée avait été ordonnée. Si Cobresal avait reçu et vaincu Unión Española, les choses s’étaient surtout gâtée lors du match opposant Unión La Calera et Deportes Iquique. Un match qui aurait naturellement dû se tenir au Nicolás Chahuán de La Calera, mais qui avait été délocalisé à Santiago, à La Florida, suite au refus de la municipalité de La Calera d’ouvrir le stade. Un match, qui n’aura pas été à son terme. Avant le coup d’envoi, les deux équipes étaient apparues derrière une banderole appelant à un « Chili plus juste », durant celle-ci, les barras de Colo-Colo ont réussi à envahir les tribunes pour faire cesser la rencontre. La suite ? Match arrêté et suite de la journée suspendue. Depuis, les acteurs du football chilien se sont déchirés, même au sein de leurs propres familles. L’on a ainsi vu José Luis Navarrete, président d’Azul Azul, qui gère l’Universidad de Chile, et qui a pourtant voté pour l’arrêt du championnat, s’en prendre aux barras, accusant celles-ci, et notamment la sienne, Los de Abajo, d’être « liées aux narcos », des barras déjà pris à partie par le gouvernement qui les accusait de « financer le mouvement social ». Un président Navarrete à la position ambigüe, celle d’arrêter un championnat et ainsi geler les positions, sauvant ainsi la U d’une descente qui la menaçait, mais de poursuivre la Copa Chile, qui aurait pu permettre aux Azules de décrocher un billet pour la prochaine Libertadores, la U étant en demi-finale face à Unión Española, le vainqueur s’offrant un ticket continental puisque devant affronter en finale le vainqueur de Católica – Colo-Colo, déjà qualifiés pour l’épreuve. Une position qui a fait se soulever quelques glorieux anciens de l’institution.

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Quoi qu’il en soit, on ne jouera donc plus au football au Chili en 2019. Sur le strict plan sportif, l’ANFP a l’idée folle de proposer une Superliga à 32 clubs (en réunissant les deux premières divisions qui comptent chacune 16 clubs), un vote devrait prochainement intervenir pour décider de comment s’organisera la saison 2020. Reste que pour 2019, la décision est prise : l’Universidad Católica est bel et bien déclarée championne, et il n’y aura aucune montée et aucune descente dans aucune des trois premières divisions du pays. On ne sait cependant pas encore comment seront décidés tous les accessits continentaux, notamment l’épineuse question de Chili 4 en Libertadores, ce ticket décroché grâce à la Copa Chile et que les dirigeants de la U convoitent tant. Une décision qui semble juste sur le plan de l’image, nombreux sont les joueurs (et certains clubs) à ne pas vouloir reprendre en solidarité avec le peuple chilien, mais qui divise fortement, notamment après le choix de geler les positions de la Primera División et délivrer les accessits et titres correspondant, tout en ne le faisant pas aux étages inférieurs. Car la décision prise signifie que les Santiago Wanderers, leader de la Primera B, ne retrouveront pas l’élite en 2020, ou que San Marcos de Arica, leader de la Segunda División, n’accèdera pas à la deuxième division du pays. Le Decano n’a pas tardé à réagir, publiant un communiqué dans lequel il déclare : « Il nous parait grave et scandaleux d’observer des critères différents choisis par le conseil des présidents et la Asociación Nacional del Fútbol Chileno, qui décident de tenir compte des mérites du leader de la Primera División et des équipes qui disputeront les compétitions internationales en fonction de leur position au classement, mais ne l’utilisent pas pour Santiago Wanderers qui voit ainsi ses intérêts sportifs légitimement lésés. On parle de l’importance d’être solidaire et de se sacrifier pour le bien de notre football, cependant, le mérite sportif de toutes les équipes de la catégorie a été respecté à l’exception de celui des Wanderers. Nous tenons ainsi à préciser que nous ne souscrivons pas à la décision du conseil et que, au contraire, nous nous réservons le droit de saisir les instances de justice sportive pour obtenir légalement ce que nous avons gagné sur le terrain ». Il faut dire que pour bien des clubs, cette décision aura de lourdes conséquences et fait suite à plusieurs semaines très fortement agitées. Car au Chili, il existe deux football, celui des stars de la sélection, la vitrine qui ne craint pas la crise, et celui du quotidien, à l’état bien plus précaire.

Base fragilisée

L’absence de football a eu un fort impact sur la Segunda División Profesional, qui se retrouve de plus en plus menacée par la crise économique traversée par ses clubs. S’il est une constante en Amérique du Sud, c’est bien les difficultés économiques rencontrées par les clubs du continent et si, la plupart du temps l’élite parvient à se maintenir autant qu’elle le peut, avec quelques exceptions comme la première division bolivienne où les retards de paiement sont légion, les divisions inférieures sont souvent encore plus en danger. C’est le cas de la Segunda División Profesional, le troisième étage de la pyramide chilienne, un cas qui parait isolé mais ne l’est pas tant que ça, symbolisant à quel point le football professionnel chilien est actuellement en équilibre précaire, équilibre mis à mal, d’abord avec la crise, désormais avec le gel des positions.

Alors que tout semblait en ordre la saison dernière, l’année 2019 a vu San Antonio Unido, Fernández Vial, et Independiente de Cauquenes sanctionnés de trois points de pénalité pour cause de salaires impayés, pendant que le Deportes Vallenar qui a subi un retrait de neuf points. Une situation administrative qui a ainsi fortement impacté le déroulement sportif du championnat, les trois premiers nommés ayant raté la Liguilla pour la promotion pour deux points, et devant désormais lutter pour leur survie dans le monde professionnel (les équipes descendant de Segunda rejoignant la Tercera División A, un championnat amateur). Comment expliquer le fait qu’il n’y avait eu aucun souci en 2018 et autant en 2019 ? Pour Felipe Sáez, président de Fernández Vial, la réponse est simple : « nos seules entrées d’argent, nous les générons nous-mêmes. L’an passé, nous bénéficiions d’un soutien économique de l’ANFP, c’est pour cela qu’il n’y avait pas de soucis. Désormais, nos seules entrées sont des revenus publicitaires, commerciaux et la billetterie ». Des entrées au stade qui nécessitent une visibilité médiatique, mais aussi des conditions d’accueil idéales, deux points qui ne sont évidemment pas remplis. C’est ainsi que la troisième division chilienne voit l’ensemble de ses clubs en situation précaire, placées sur un équilibre des plus instables. Il faut dire que le premier problème qui se pose à un club entrant en Segunda División Profesional est celui de s’acquitter des droits d’entrée dans la compétition, environ 30 M de pesos, ainsi qu’un dépôt de garantie d’un montant équivalent, ce qui nécessite déjà une trésorerie folle mais surtout vient d’entrée mettre en danger les budgets des clubs. Et le souci qui se pose aux clubs du troisième échelon national est que les droits télé versés aux clubs pros au pays, ne le sont qu’à ceux des deux premières divisions. Au point que du côté de la Sifup, le syndicat des joueurs professionnels chiliens, se pose la question de la pertinence de conserver trois divisions professionnelles au Chili dans un tel contexte. Cette situation précaire est parfaitement symbolisée par l’ubuesque exemple du Club de Deportes Naval de Talcahuano. Héritier dans l’esprit du club du même nom qui a passé dix-sept saisons dans l’élite chilienne et accueilli le Santos du Roi Pelé en 1963, le club se bat pour la montée en deuxième division lors du Torneo de Transición 2017. Malheureusement pour lui, totalement endetté, il est durement sanctionné par l’ANFP qui décide de le rétrograder en Tercera A (alors qu’il a terminé à la seconde place). Son match face au Deportes Melpilla, comptant pour la 22e journée, sera son dernier officiel pendant deux ans. Car le club entre en guerre contre l’ANFP, finit par obtenir gain de cause en juin 2019 après avoir été soutenu par le syndicat des joueurs professionnel (qui iront jusqu’à imposer une grève de football en milieu d’année) et se voit autorisé à participer à l’édition 2019 (qui a déjà débuté) en tant… qu’invité. Mais la situation économique est trop précaire. Au point que le match face à Fernández Vial disputé dans son stade El Morro, sera le seul. Le club ne disputera aucun des autres amicaux prévus par l’ANFP et ne peut payer ses joueurs. Il entrevoit aujourd’hui la possibilité de cesser son activité…

De son côté, Carlos Ferry, président de San Marcos de Arica, leader à quatre journées de la fin, a récemment évoqué les problèmes financiers que l’absence de football depuis octobre posait à son institution : « nous avons la chance de pouvoir compter sur l’argent que nous avions pour tenir jusqu’à décembre, mais si nous ne montons pas, je ne sais ce que sera notre avenir. Je suis admiratif de ce que font d’autres clubs de deuxième division. C’est comme si on était un football amateur, mais en plus grand car il faut payer des salaires. Certains font des tombolas, des lotos. Nous sommes le parent pauvre de l’ANFP ». La conséquence directe de six semaines sans football sur les joueurs est terrible. Ferry explique ainsi que certains de ses joueurs se retrouvent désormais sans domicile fixe, leurs contrats de location prenant fin en novembre dernier et ne pouvant ainsi être renouvelés. Mais sur le long terme, l’absence de promotion en deuxième division, avec donc les pertes d’entrées d’argent assurées par le fait de jouer à ce niveau, pourrait être encore plus dramatique. Comme les Wanderers, San Marcos envisage de défendre sa cause devant les tribunaux sportifs voire la FIFA et le TAS. L’enjeu, vous le comprenez, n’est pas uniquement sportif, il en va de la survie du club. Ce vendredi l’ensemble des joueurs, staff et dirigeants ont symboliquement grimpé au sommet d’El Morro, la colline qui surplombe la ville, afin de réclamer « justice sportive ».

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Élite menacée par la spéculation

L’on pourrait ainsi penser que cette histoire est réservée à la base de la pyramide du football professionnel chilien et que si elle menace des compétitions réservées majoritairement aux footballeurs de moins de 25 ans, elle échappe à celui qui est visible et n’impacte pas directement l’élite. Il n’en est rien, loin de là.

En début d’année, le diffuseur de football local, Canal del Fútbol (CDF) a été cédé au groupe Turner pour quinze ans. Avec à la clé de nouveaux droits télé pour les trente-deux clubs des deux premières divisions chiliennes. Chacun a alors reçu 3,1M USD comme récompense. On pouvait alors penser que cela servirait à développer le football chilien, à muscler les effectifs, il s’avère au final que cette somme a surtout d’abord servi à rembourser la dette. Le président des Rangers de Talca, club de deuxième division, a ainsi récemment déclaré que cette somme avait servi à rembourser ses dettes auxquelles s’ajoutaient près d’un million d’USD destinés au complexe sportif construit qui n’avait pas entièrement été payé. Même son de cloche à Iquique, club de première division qui avait également investi dans la brique et devait rembourser ses dettes avant d’envisager autre chose. Les Wanderers et Coquimbo Unido ont ainsi utilisé ces nouvelles recettes dans le centre d’entraînement, alors que Palestino a déjà annoncé avoir utilisé l’intégralité de la somme pour combler son déficit 2017 et 2018 et pour payer les arriérés qu’il devait à l’ANFP. Du côté de la Católica, Juan Pablo Pareja avait déjà expliqué que ces entrées d’argent serviraient à rénover le stade. Walter Aguilera de Cobreloa a récemment déclaré que ces entrées d’argent serviraient « à finir d’éponger des petites dettes, le reste sera destiné aux infrastructures pour les jeunes ». Même refrain à San Luis, à Antofagasta, à Puerto Montt, à La Calera, etc. Le football chilien professionnel vit au jour le jour et décide surtout, comme toute personne en temps de crise, d’utiliser les rares entrées d’argent dans du solide, d’investir dans la pierre. Si les droits télés permettent le plus souvent d’éviter aux présidents de mettre de leur poche pour payer les salaires, ils ne permettent absolument pas d’insuffler de nouvelles dynamiques, de construire des effectifs solides qui permettraient d’enclencher un cycle positif en visant de vrais parcours continentaux, poule aux œufs d’or pour tout club entrant en Libertadores ou Sudamericana. Le seul moyen de s’en sortir reste donc la vente des joueurs. Un schéma parfaitement compris par Huachipato. Il y a cinq ans, quatre actionnaires ont pris en main la destinée du club. L’un d’entre eux a quitté le navire moins de douze mois plus tard, mais les trois restants ont réussi à faire de leur « entreprise » Huachipato, un commerce (sic) bénéficiaire. Comment ? En vendant au mieux. « Si nous ne vendions pas de joueurs, nous serions en déficit chaque année, un déficit entre 1 et 1,5 M USD » déclare ainsi Victoriano Cerda, l’un des trois actionnaires qui ajoute « nous sommes arrivés au club à la recherche d’investissements dans le secteur du divertissement. On s’est retrouvé face à une entreprise bien différente de celle attendue, avec des perspectives plus faibles. Si nous avons réussi à professionnaliser la structure, lui donner une administration robuste et de meilleurs installations, l’activité économique reste faible ». Voilà comment les clubs chiliens se retrouvent désormais à devoir miser sur le trading, à spéculer sur leurs joueurs, contraints à vendre rapidement tout joueur qui émerge dès qu’il brille. Voilà qui a ainsi ouvert la porte à de nouveaux investisseurs.

Car l’autre conséquence est que l’élite chilienne est à vendre et voit les clubs tomber sous de nouveaux pavillons les uns après les autres. Ricardo Abumoho, président d’O’Higgins résume la situation en expliquant que « une famille seule, ne peut plus subvenir aux besoins du club. Pour continuer à progresser et obtenir des résultats, il faut accepter l’idée de nouveaux investisseurs, il est indispensable d’injecter de nouveaux moyens pour aller plus haut ». Devenus des Sociétés Anonymes (SADP pour Sociedad Anónima Deportiva Profesional), les clubs sont ouverts à tout nouvel investisseur, qui qu’il soit, chaque club cherche des fonds, est prêt à tout accepter. Cesare Rossi, qui détient 90% du Deportes Iquique se dit « à l’écoute de toute proposition », à Colo-Colo, certains actionnaires n’hésitent pas à être disposés à vendre leurs actions. Reste les exceptions, telles que Universidad de Concepción ou Curicó Unido, qui ne sont pas des SA mais des corporations sportives. Mais jusqu’à quand ? Mario Rodríguez, président de la U de Conce a évoqué cette idée : « on en a discuté, mais si nous concédons quelconque partie du club à un groupe d’investisseurs, cela voudra dire que nous vendons la marque Universidad de Concepción. Ce n’est pas dans nos projets immédiats, mais c’est une possibilité ». Qui pourrait venir se poser au Chili ? Les représentants de joueur. C’est le cas par exemple d’Unión La Calera passé sous pavillon argentin et qui a vu l’un de ses investisseurs (et représentant de ses joueurs), Cristián Le Bihan racheter par la suite San Luis de Quillota, le tout avec l’ombre d’un autre argentin dont il est proche, l’homme qui dirige le football albiceleste voire désormais international (il est l’agent de Benedetto, l’homme qui représente Diego Maradona, qui gère aussi la destinée de Defensa y Justicia au pays), Christian Bragarnik. Avec son groupe d’investisseur, Bragarnik a donc profité de l’ouverture donnée par l’appel aux fonds des clubs chiliens pour s’y installer et placer ses hommes aux commandes des clubs, l’actuel président de San Luis est un novice en la matière, l’ancien journaliste argentin Germán Paoloski. Des clubs qui sont désormais utilisés pour faire transiter les joueurs et entraîneurs de la galaxie Bragarnik. Au point de gérer en parallèle plusieurs joueurs évoluant dans des clubs concurrents, voire donc de gérer plusieurs clubs concurrents. La raison d’un tel intérêt est simple, elle concerne les impôts, comme le rappelle un dirigeant de Palestino : « en Argentin, tu payes 44% d’impôts pour vendre un joueur, au Chili, seulement 10% ». Déjà au centre de plusieurs enquêtes concernant la triangulation (lire Triangulations et trafic de joueurs : les recettes du pouvoir argentin), le Chili n’est pas prêt à y mettre fin. Sensation de la première partie de l’année 2019, qualifié pour la prochaine Libertadores, La Calera est dirigée par les frères Sebastián et Ricardo Pini, les anciens propriétaires des Rangers de Talca, l’un des clubs figurant dans la liste noire des paradis fiscaux.

Avec trois divisions professionnelles à l’équilibre précaire, avec des clubs désormais exposés à des investisseurs cherchant le plus souvent à spéculer sur certains joueurs en les faisant transiter de ce côté des Andes, à l’heure où il voit ses acteurs se déchirer pour protéger leurs intérêts personnels, le Chili devrait en profiter pour repenser son élite, assainir les conditions de vie de ses clubs professionnels que la crise a finalement exposées au grand jour. Reste à savoir s’il veut s’en donner les moyens.

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.