Jour J pour France et Argentine. À l’heure de se retrouver pour la troisième fois de l’histoire en Coupe du Monde, Bleus et Albicelestes vont chercher à véritablement lancer leur compétition. Avec pour l’Argentine, le désir aussi d’éviter un nouveau chaos.

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Du chaos à l’harmonie

Le trouble bipolaire se caractérise par une fluctuation de l’humeur faisant passer d’un état de profonde dépression à celui d’une grande exaltation. Tout argentin amoureux de football, pléonasme, est un être bipolaire, son humeur variant en fonction des filets qui ont tremblé. Ainsi, on avait laissé l’Argentine au bord du gouffre, plongée dans un chaos total avant d’aborder son match crucial face au Nigeria, celui qui pouvait résulter sur un cataclysme. Diego Maradona avait invoqué les images divines en avant match, vécu l’ascenseur émotionnel de tout Argentin rivé devant son écran ou (massivement) présent dans les tribunes : l’exaltation du but de sa puce divine, la dépression d’un but africain assez mérité, le stress d’une forte domination adverse et l’ivresse absolue. Que l’on soit Argentin ou non, la puissance émotionnelle qu’aura constitué ce (simple) match de groupe résume à la perfection pourquoi le football n’est pas qu’un sport. La libération et la joie démesurée des joueurs, l’ivresse débordante des hinchas, les dérives gênantes de son icone, ce match aura livré le portrait le plus parfait d’une Argentine celle de tous les paradoxes, celle qui passionne autant qu’elle fascine.

C’est donc cette Argentine bipolaire qui s’apprête à affronter l’équipe de France en lui présentant cette fois sa face la plus joyeuse. Oubliés les scandales, oubliés les questionnements sur l’identité du capitaine du navire, jetées à la poubelles les rumeurs les plus folles, les vraies comme les fausses, rangés au placard les consultants avides de tourmente qui désormais se font petits. L’Argentine était au bord du précipice, une volée de Rojo aussi improbable qu’un centre parfait de Mercado l’a finalement fait reculer, elle ne sautera pas dans le gouffre du chaos qui lui semblait tant promis. Si elle reste assise aux côtés de Charon, elle a semble-t-il laissé derrière elle le Phlégéthon promis, évité l’Achéron pour désormais naviguer sur le Lethé, ce fleuve de l’oubli qui coule avec lenteur et silence. Car le silence est revenu en Argentine, celui des sourires, des joies partagées entre joueurs, entre staff. Plus besoin de poser devant les médias pour feindre l’amitié, le groupe est désormais prêt au combat, uni nous dit-il, détendu en tout cas. Oublié le chaos, l’heure est à l’harmonie. Plus un seul scandale dans la presse, la mission France est lancée, l’Argentine parle de nouveau de football.

L’arbre et la forêt

Il est cependant un fait qu’il convient de ne pas glisser sous la nappe quand le service est de nouveau posé : le football argentin est en crise. Une crise profonde, morale, économique. Il y a la fin de Fútbol para Todos qui a plongé de nombreux clubs dans une situation économique insoutenable, certains ont perdu leur entraîneur, d’autres ont dû accélérer les processus de vente déjà initiés depuis des années tant FpT n’était déjà pas la bouée tant espérée, n’avait déjà pas sauvé une situation économique qui avait servi de prétexte à sa mise en place mais dont l’usage avait été surtout une vaste opération de détournement de fonds publics. Il y a eu l’incroyable amateurisme, parfois risible, souvent gênant, de la fédération. Après le décès de Julio Grondona, celle-ci s’est retrouvé gouvernée par un intérimaire qui a dû alors gérer la mise en place de la nouvelle mafia qui prendrait le relai. De l’incroyable mascarade que furent les élections de décembre 2015 (lire AFAgate) à la mise sous tutelle par la FIFA, menace de désaffiliation sur ses épaules, la fédération en a tiré la prise de pouvoir des héritiers revendiqués du parrain Grondona : Claudio Tapia en guise de pantin, Hugo Moyano et Daniel Angelici en marionnettistes, le tout avec la bénédiction d’un pouvoir politique remontant jusqu’à la présidence dont l’ingérence est totale et semble approuvée par la FIFA au détriment du règlement pourtant strict de l’organisation suprême. L’Argentine s’est habituée, s’est résignée à la corruption de tous les pans de sa société (voir l’entretien que nous avons réalisé avec Omar Da Fonseca pour LO magazine n°1), son football est désormais destiné à devoir en assumer les conséquences sans broncher. Rares sont les joueurs de la sélection à prendre position contre les errements de l’AFA, on se souvient cependant des propos de Messi contre elle en pleine Copa América Centenario en 2016, on se souvient aussi que La Pulga avait dû payer les salaires du personnel de sécurité quelques mois plus tard, il est l’un des rares à s’exprimer régulièrement sur le sujet. Mais rien ne bouge. Pire, le football de base est en déroute totale, l’avenir de l’Argentine étant en danger.

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Toujours en 2016, la sélection olympique se voit préparer les Jeux avec seulement onze joueurs de disponibles dont deux gardiens, voit les présidents de club empêcher leurs pépites d’y participer. Le fiasco des JO est aussi inévitable que total, il souligne à quel point le pays ne travaille pas sur sa formation, misant le plus souvent sur le travail isolé des clubs dont le souci principal est de fabriquer une nouvelle étoile qui viendra remplir les caisses dudit club grâce à une vente rapide n’importe où dans le monde. La même année, un appel à projet est lancé pour réformer l’organisation des sélections de jeunes, quarante-quatre projets sont déposés, certains menés par des anciens tels que Gabriel Batistuta ou Javier Zanetti. Au final, Claudio Úbeda était choisi alors même qu’il n’avait pas déposé le moindre projet. Ce dernier ne restera qu’un temps, celui de l’élection du candidat unique à la présidence, Claudio Tapia, et du naufrage de la Coupe du Monde de la catégorie, une élimination au premier tour avec une défaite face à la Corée du Sud. Il faudra attendre l’arrivée de Sampaoli, troisième sélectionneur en deux ans, pour qu’un nouveau staff soit nommé, il est dirigé par Sebastián Beccacece, son adjoint, des hommes comme Pablo Aimar ou Diego Placente, recommandés par Sampa, ont ainsi pris les rênes des sélections. Autant dire que pour le long terme, il faudra repasser. Mais qu’importe le travail sur la base tant que la A brille, fait vibrer. Reste que la sélection A est un arbre, un érable, dont les branches souvent feuillues viennent cacher la misère d’une forêt malade. Ses trois finales, ses exploits, aussi poussifs soient-ils, permettent au pays de tout oublier, à commencer par l’amateurisme honteux de ses instances.

Fragilité

Aussi beau puisse-t-il être, un érable reste fragile, sa résistance aux vents est faible. Fragile, l’Albiceleste 2018 l’est encore terriblement, elle semble toujours naviguer à vue. Avant le match face aux Bleus, Jorge Sampaoli a aligné seize formations différentes lors des seize matchs qu’il a dirigés, optant pour divers schémas tactiques dont la liste pourrait rapidement devenir rébarbative. Ces multiples changements ne font que renforcer le fait que cette sélection n’a aucune certitude et ce, même si pour la première fois depuis le début du mandat du calsidense, il se pourrait que le onze de départ d’un match soit reconduit le match suivant. Le Bielsiste Sampa a fait place au Choliste : « L’Argentine jouera avec le couteau entre les dents, comme elle l’a fait l’autre jour ». Il faut dire que les certitudes, l’Argentine n’en a pas et veut donc puiser dans son cœur, dans son mental, là où son football trouve sa force, sa beauté. Car elle ne peut les trouver dans le jeu. Obsédé par le fait de donner le ballon à Messi, Sampaoli ne trouve pas l’animation permettant à son soleil de briller. Conséquence, sur le terrain, les neuf joueurs de champ deviennent un corps (albi)celeste errant dans l’espace fini du terrain sans jamais parvenir à tourner autour de leur astre. Il devient ainsi « facile » de contrarier les plans de cette Argentine : bloquer Banega, l’homme clé face au Nigeria, et miser sur les erreurs individuelles, à commencer par celles d’un Javier Mascherano symbole de l’équilibre fragile de cette sélection dès que soumis à la moindre pression. Qu’elle se présente en 4-3-3 (qui ressemble plutôt à un 4-2-3-1), qu’elle joue avec ou sans un vrai numéro 9 (la dernière place dans le onze de départ se joue entre Pavón et Higuaín), c’est à la perte du ballon que l’Argentine est rapidement dépassée. « La conscience n'est dans le chaos du monde qu'une petite lumière, précieuse mais fragile » écrivait Céline, Jorge Sampaoli peut s’appuyer sur cette conscience de ses faiblesses pour faire avancer sa sélection. « La France va vivre de [nos] imprécisions, va chercher à forcer les erreurs pour contre-attaquer et profiter des forces qu’elle possède sur les côtés ». Ainsi, l’objectif de Sampa est de « s’installer dans le camp adverse » pour « se protéger de toute récupération immédiate » et ainsi ne pas trop souffrir de « la vitesse de son jeu de transition ». Seul souci pour l’Argentine, mise à part contre l’Islande, jamais elle ne s’est véritablement installée dans le camp adverse depuis le début de l’épreuve, faisant souvent tourner le ballon autour du rond central. Attention cependant à ne pas la condamner trop vite. Aussi fragile soit-elle, l’Argentine peut à tout moment se réveiller, elle espère encore que le miracle du Nigeria en aura été le déclencheur. Alors elle sera redoutable et soulignera plus que jamais à quel point son football se nourrit de paradoxes.

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.