Si rien ne remplace l’émotion d’un match vécu au stade, le football peut procurer un sentiment de liberté même lorsque privé de celles-ci. C’est ce que démontre Ricardo Henao dans son livre "90 minutes de liberté." Un livre qui raconte comment des otages des FARC peuvent s’extraire de leur condition le temps d’un match. Entretien avec l’auteur.

Selon une étude du Centre national de la mémoire historique en Colombie, 39 058 personnes ont été séquestrées au moins une fois dans leur vie entre 1970 et 2010. Tenus pour responsable d'environ 37% de l'ensemble des enlèvements, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont fini par renoncer progressivement aux enlèvements et prises d'otages depuis 2012 et ont signé un accord de paix avec le gouvernement le 24 aout 2016.

Dans le cadre du processus de paix, le football joue un rôle non négligeable comme en témoigne l'organisation de plusieurs "matchs pour la paix". En février 2017, des anciennes gloires de l'Atlético Nacional et de l'América de Cali ont disputé un match dans un camp de démobilisation des FARC. Actuellement, un projet de nouveau club : la Paz FC, regroupant anciens guérilleros et victimes du conflit est même à l'étude. Si le football apparait donc comme un outil dans le cadre du post-conflit, la place du sport roi pendant le conflit armée est un thème moins souvent abordé. L'ouvrage de Ricardo Henao, "90 minutes de liberté" (Editions Planeta), traitant de la façon dont les otages des FARC ont vécu leur passion du football n'en est que plus intéressant.

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Journaliste TV et Radio pour RCN, un des principaux médias de Colombie, Ricardo Henao a décidé d'enquêter sur ce sujet après avoir vu la vidéo d'un prisonnier qui s'était confectionné un maillot de fortune de l'Independiente Santa Fe. A travers les témoignages de cinq anciens prisonniers des FARC, Ricardo Henao donne une autre vision de ce que signifie "souffrir pour son équipe". Il est moins question ici de la peine endurée après une défaite sur le fil ou une élimination injuste que de sacrifices personnels. Pour le prisonnier des FARC, l'amour du maillot se mesurait par le nombre de cigarettes cédées à un compagnon d'infortune ou à travers la multiplication des corvées de nettoyage, tout cela dans le seul but de gagner l'usage de la radio à l'heure du match. Dans un entretien exclusif pour Lucarne opposée, Ricardo Henao revient sur l'histoire des prisonniers des FARC en quête de 90 minutes de liberté.

Que représentait le football pour un otage des FARC ?

Je pense que le football pour les otages a été une énorme sortie de secours, une compagne fidèle, celle qui est toujours là. A un moment donné, il a joué un rôle très important car il les a aidés à sortir de la captivité même en conservant leurs chaines. Le titre du livre est significatif : “90 minutes de liberté” car ils ont eu 90 minutes de liberté plusieurs fois, quand ils s'asseyaient pour écouter un match à la radio. Le football les a aidés à se changer les idées, à être libres même en étant dans la jungle. Le football a représenté une grande compagnie, mais aussi un élément déterminant pour sentir que malgré le fait d'avoir un fusil les visant ou des chaines au cou, ils étaient libres, car dans leur imagination le football les a aidés à se transporter aux stades, à vivre l'émotion du football et d'un but, à sentir tout de même la tristesse d'une défaite, mais aussi l'euphorie d'un titre. Le football est tout cela pour les otages.

Concrètement comment la condition de reclus a transformé leur rapport au football ?

Les cinq témoins étaient tous des fans de football avant d'être fait prisonnier. Mais pour chacun d'entre eux, cette passion a crû durant leur captivité. Parce qu'ils avaient plus de temps, plus d'espace à y consacrer et peu d'autres choses à faire. Alors, ils se sont organisés pour pouvoir écouter les matchs, pour organiser des paris ou encore pour faire des débats. Ils ont ainsi vécu le football au quotidien, en se mettant d'accord pour se réunir autour de la seule radio mise à disposition. Cette radio qui leur permettait de se transporter au stade avec un peu d'imagination. Après leur captivité, ils ont maintenu cette passion sans avoir forcément la même façon de vivre le football. Certains, vivant dans des villes ou villages éloignés de leur club ont assisté pour la première fois à un match de leur équipe.

De quelle façon s'est manifestée la solidarité du football colombien envers les otages des FARC ?

Le milieu du football a toujours exprimé une grande solidarité avec les otages. Que ce soit les dirigeants, les joueurs ou les supporters qui ont pu parfois s'identifier aux otages en les voyant porter les couleurs de leur club. Les équipes ont envoyé régulièrement des messages aux otages pour exprimer leur solidarité. De nombreux messages ont été passés durant les retransmissions télévisées. Par ailleurs, après leur libération, les prisonniers des FARC ont fait l'objet d'hommages particuliers dans les stades en étant notamment reçu sur la pelouse.

Si "90 minutes de liberté" traite de la passion des otages pour le football, par effet de miroir on se pose aussi la question de la vision du football par les FARC. Tout au long du livre on a le sentiment qu'il existe une certaine ambivalence. Si l'on constate que le football permet parfois un rapprochement entre les FARC et leurs otages, dans plusieurs situations on ressent au contraire une indifférence, une méconnaissance, voire une certaine hostilité envers le football, en particulier lorsqu'il s'agit de chefs des FARC. Est-ce que cette attitude est idéologique, liée à la vision du football comme "opium du peuple" ? Un des témoins, le policier Jorge Trujillo, voit d'ailleurs dans la liberté offerte aux otages de pouvoir jouer au football un stratagème utilisé par les FARC pour que ceux-ci restent tranquilles.

Les FARC avaient pour consigne de maintenir la distance avec les otages et d'éviter au maximum d'entretenir des relations personnelles. Il existe toutefois des cas sporadiques de rapprochement à travers le football. D'une façon générale, l'importance du football ne résultait pas des FARC mais des prisonniers. Mais les FARC, se sont en revanche rendu compte de l'importance que cela pouvait avoir. Dans ce sens, il est vrai que les FARC ont parfois pris conscience de l'importance du football pour maintenir les otages occupés et pour les dissuader de vouloir fuir. D’où la possibilité d'écouter la radio et parfois même de jouer au football. Mais en ce qui concerne les FARC, la question reste ouverte et un deuxième livre pourrait être écrit sur ce sujet. De la même façon, on pourrait raconter d'autres d'histoires de prisonniers.

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Dans votre livre le football apparait comme un facteur de rapprochement entre les otages. Mais y a-t-il eu des tensions entre eux, pour décider quels matchs suivre à la radio par exemple ?

Cela a pu arriver, mais il y avait des tirages au sort entre eux quand, par exemple, ils avaient l'option d'écouter qu'un seul match sur un week-end. Ils tiraient au sort pour décider quel match écouter. Il n'y a pas eu de grosses divergences, mais il y a eu des paris entre eux par rapport aux équipes : qui gagnait, qui perdait et le perdant devait faire la vaisselle pendant une semaine. C'était ce type de paris, mais il n'y a pas eu des grosses différences, au contraire, le football les a aidés à rester soudés et unis quand ils avaient la possibilité de profiter d'un match.

Et sur le fait d'être supporter de différentes équipes ?

Il y a eu des différences, dans le meilleur sens du terme. Evidemment, il y avait des supporters acharnés de certaines équipes, qui taquinaient, mais c'étaient des blagues et dans ce sens-là, il n'y avait pas de distances à cause des résultats ou ce qui se passait sur le terrain. C'était simplement du genre « tu as perdu, tu as encore perdu, ce n'est pas un bon moment ». C'est le jeu normal des supporters que l'on peut voir normalement au quotidien. Mais il n'y a pas eu ces distances si grandes que l'on peut remarquer sur certains secteurs par le fait d'être supporter d'une certaine équipe.

Il y a de très belles anecdotes dans votre livre. On pense notamment à celle du supporter du Once Caldas qui pour tromper sa solitude, confie aux arbres qui l'entourent sa joie et son émotion suite à la victoire de son équipe en finale de la Copa Libertadores en 2004.  On pense également à celle des hinchas de Millonarios, unis autour de la radio et disposés selon les tribunes qu'ils avaient l'habitude de fréquenter, comme si la radio constituait le terrain de jeu.

Vous voyez ce qui arrive aussi parfois au stade. Vous êtes à côté d'une personne et vous ne savez pas quel est son parcours, où elle habite, ce qu'elle fait, et à un moment inattendu l'équipe marque un but et vous êtes aux bras de cette personne, vous l'embrassez car vous vous sentez identifiés avec la couleur de son maillot, et une fois le match fini, vous ne la reverrez peut-être jamais. Dans la jungle il n'existait pas de classe sociale, ce type de classement n'existait pas non plus. Là-bas ils étaient tous vraiment égaux car ils subissaient la même chose, ils vivaient la même expérience, et c'est vrai que la radio est devenue un stade imaginaire et plusieurs se mettaient autour de ce stade et s'embrassaient et se laissaient porter par l'imagination pour pouvoir « voir le match », sentir le match et l'émotion. Et il n'y a rien de mieux que de sentir l'émotion d'un match en étant à côté d'un supporter de son équipe, pour sentir cette chaleur ou la tristesse quand l'équipe perdait. Ils faisaient cela et c'était une sorte de rituel, quand ils avaient l'occasion de le faire et de créer ce type de situation. Dans la jungle, ces supporters aux origines diverses unissaient leurs forces avec le même objectif : écouter la radio, se transporter et espérer que leur équipe gagne.

Comment s'est déroulé le retour à la liberté ? Le passage de matchs écoutés à la radio à des matchs suivis à la télévision ou au stade ?

Je crois que pour eux ça a été une émotion très forte, parce l'un des points communs chez presque tous les otages supporters de football, c'est le fait que, quand ils sont revenus à la liberté, ils ont été reçus dans les stades. Ils ont donc vécu d'abord cette émotion. Pour beaucoup d'entre eux c'était leur première fois dans un stade, car ils ne venaient pas forcément des villes et après plusieurs années sans liberté, ils avaient parfois jamais vu les joueurs. Ça a été un choc émotionnel. C'est très différent d'une part de vivre un match, de fermer les yeux, de se transporter dans un stade, de vivre ce match imaginaire, de se sentir dans un stade imaginaire au milieu de la jungle ; et d'autre part de pouvoir profiter du spectacle dans la réalité. Ce sont des émotions très différentes, très fortes. Mais le football a été vraiment un élément déterminant pour pouvoir aider les otages à sentir ces moments de liberté qui ont été précieux dans la jungle.

Le fait de passer d'un match écouté dans la jungle à un match regardé en famille, à la télévision, doit provoquer un grand changement. Comment les anciens otages ont vécu ce changement ?

C'est très différent car, évidemment la radio fut un élément déterminant. Quand je parlais avec les otages, ils me disaient « on fermait les yeux et grâce aux commentaires des personnes qui racontaient le match à travers la radio, on se transportait au stade, on sentait que l'on était au stade, on pouvait profiter de ces moments uniques au milieu de la jungle ». Ils se laissaient porter par l'émotion des commentateurs sportifs, des narrateurs, et ils ont vécu les matchs à travers ce récit. Après en voyant le football dans la tribune, accompagnés de leurs familles et des supporters, pouvoir les embrasser, c'était quelque chose de très spécial, quelque chose d'unique.

A ce propos, pour vous qui êtes un homme de radio et de télévision, quelle est la meilleure façon de vivre un match de football ?

Quand ils vont au stade, les gens ressentent une émotion très différente par rapport à un match regardé à la télévision ou écouté à la radio. A la radio c'est l'imagination qui joue, vous devez créer les images du match à travers ce que l'on vous raconte. A la télévision, vous avez déjà les images faites, vous commencez alors à regarder et à analyser d'autres choses. Et quand vous êtes au stade, c'est la fête totale ! Personne ne vous le raconte, vous le voyez avec vos propres yeux, vous ressentez la chaleur, le fait de peut-être pouvoir enlacer quelqu'un qui est à côté de vous que vous ne connaissez même pas quand il y a un but ou un moment fort. Cela, c'est le football qui le permet, mais ce sont des moments très différents que les otages ont vécu aussi : quand ils étaient dans la jungle, ils ont écouté la radio et après ils ont eu la possibilité d'aller au stade regarder leur équipe bien aimée en direct.

Et de votre point de vue ?

Je crois que l'idéal, si je suis supporter, c'est d'aller au stade. C'est une émotion qu'il faut vivre, qu'il faut sentir. La chaleur du stade c'est quelque chose de merveilleux, l'ambiance au stade, le murmure du stade, ce type de choses vous ne les vivez qu'au stade. Si je suis un analyste, je voudrais peut-être être au stade mais avec un écran à côté pour vivre cette émotion, mais avoir tout de même la répétition des actions douteuses et ce type de choses uniques, c'est un outil très important. Ce sont des positions très différentes, mais si j'ai le choix en tant que supporter d'être au stade, je ne changerais cela pour rien.

 

Propos recueillis par Aymeric Bernilar et Pierre Gerbeaud pour Lucarne Opposée

Pour aller plus loin : reportage sur Luis Arturo Arcia, otage des FARC à l'origine du projet de livre

Aymeric Bernilar
Aymeric Bernilar