22 juin 1986, l’Azteca ne le sait pas encore, mais après avoir sacré un Roi brésilien il y a seize ans, il s’apprête à devenir le temple du football mondial. Car ce 22 juin 1986, un petit argentin aux pieds d’or tutoie le divin.
L’espoir du peuple
« Cet article est une illusion ». Le 17 novembre 1976, Horacio Pagani, journaliste pour Clarin, se rend au terrain d’entraînement d’Argentinos Juniors pour aller y rencontrer un gamin de seize ans dont tout le monde parle, un certain Diego Armando Maradona.
À peine arrivée, il est mis dans le bain : « Vous êtes venus voir le phénomène ? » lui demande-t-on alors avant de poursuivre, « ce pibe est un élu du destin ». Depuis tout petit, Diego a un ballon au pied, tapant sans cesse dedans, jonglant en permanence à Villa Fiorito. Depuis tout petit, Diego n’a qu’un rêve, devenir le plus grand. Alors, il n’attend pas. 20 octobre 1976 à La Paternal, Argentinos accueille Talleres. « Vas-y gamin ! Joue comme tu sais le faire et si tu le peux, fait un petit pont ». Juan Carlos Montes, alors entraîneur d’Argentinos, donne ses dernières consignes à un enfant de quinze ans portant le numéro 16, âge qu’il atteindra dans une dizaine de jours. Nous sommes à la mi-temps et le Bicho est mené 1-0. Le moment est venu pour Diego Armando Maradona de faire ses grands débuts en Primera División. Annoncé comme un crack, Pelusa va alors toucher son premier ballon et envoyer un petit pont sur Juan Cabrera, l’homme chargé de le marquer. La légende ne fait que naître au son des premiers olés d'un stade saluant ses débuts.
Comme tous les jours, Diegito est venu avec son père en Omnibus depuis Villa Fiorito, mais ce 20 octobre 1976, le petit Diego enthousiasme tous les suiveurs des formations de jeunes du Bicho. « Maradona avait montré chez les jeunes qu’il était différent, un phénomène mais tout le monde savait que ce ne serait pas facile pour un gamin d’à peine quinze ans de débuter et jouer chez les pros ». Pourtant, l’entrée de Diego change le match. Luis Galván, futur champion du monde se souvient : « Dès son entrée, tout a changé. Diego a porté son équipe sur ses épaules et nous avons été acculés sur nos buts. Nous n’avons alors fait que défendre. Nous ne pouvions pas croire ce que faisait ce gamin et ses cheveux bouclés ». Ce jour-là, Argentinos s’incline face à la T mais le football argentin vient définitivement de changer, l’histoire d’un pibe bientôt de oro ne fait que commencer. Ses premiers pas viennent apporter de la joie dans un pays qui a sombré en plein chaos la même année avec l’arrivée du Général Videla au pouvoir, début d’une dictature meurtrière, de sept années de plongée dans les ténèbres. Le pibe éblouit la Primera División, le pays n’a qu’un nom sur les lèvres, il attend l’espoir en sélection. Pendant ce temps, l’Albiceleste se pare d’un romantique, César Luis Menotti a pris les commandes en 1974 et doit composer une sélection qui accueillera la Coupe du Monde 1978 après la débâcle de 1974 (marquée par une humiliation reçue face aux Pays-Bas de Cruyff).
Le 27 février 1977, Diego, seize ans, fait ses débuts en sélection face à la Hongrie, il n’en retient que le négatif, sa « série d’erreur » comme il l’explique à Carlos Ferreira, reporter du Grafico. La pression s’intensifie sur ses épaules, il est l’espoir d’un pays. Sentant le danger, Menotti décide de protéger le gamin aux pieds d’or. Absent des matchs de préparation de fin 77 et début 78, Maradona finit par apprendre qu’il ne disputera pas la Coupe du Monde, il fond en larmes. El Flaco a décidé de protéger un gamin qu’il envoie régulièrement avec la sélection de jeune, il ne peut faire peser sur ses frêles épaules la pression d’une Coupe du Monde. Depuis les tribunes, Maradona assiste au sacre de Kempes, l’Argentine triomphe malgré le chaos, l’heure de Maradona n’est pas encore venue. L’année suivante, c’est en capitaine qu’il guide la sélection U20 vers son premier titre mondial aux côtés d’un certain Ramón Díaz (l’Argentine inscrit 20 buts en 6 matchs, n’en encaisse que 2, Díaz et Maradona sont premier et deuxième au classement des buteurs, Diego est élu meilleur joueur). Le temps s’accélère. Diego refuse l’argent de River pour défendre les couleurs de Boca. Prêté par Argentinos, les Xeneizes ne pouvant alors s’offrir un tel joueur, Diego brille dès ses débuts, deux jours après la signature du contrat, toujours face à Talleres, le destin restant joueur. Après avoir notamment humilié River, il décrochera au bout de cette année 81 son premier et seul titre de champion d’Argentine.
1982 : la blessure
C’est une Argentine toute puissante qui se déplace en Espagne pour défendre son titre. Qu’importe la Copa América 1979 totalement ratée, le champion sortant et son nouveau roi est l’un des favoris de la Coupe du Monde espagnole. Mais rien ne se passera comme prévu. Dans sa biographie publiée en 2000, Maradona raconte sa frustration. « Peut-être parce que tout avait tourné aussi bien en 78 et en 79, nous avions l’impression que ce sera facile. Nous avions oublié un détail. Pour gagner une coupe, il faut d’abord jouer. Notre préparation physique a été un désastre […] je suis arrivé épuisé, surentraîné. […] Pour le premier match, je savais que j’allais être sous le feu des projecteurs, mon transfert à Barcelone était fait. Je devais être la star quoi qu’il advienne. Si je perdais, ils me tueraient. Et nous avons perdu : la Belgique nous a battu 1-0 mais on nous a volé un penalty pour une faute sur moi. Ensuite, nous avons écrasé la Hongrie, j’ai marqué deux buts dans ce match, mes deux premiers buts en Coupe du Monde ».
Diego sait qu’il est au centre des attentions, que son Argentine est épiée, redoutée, menacée, son astre est la cible des défenses adverses. « Je savais ce qui m’attendait. Je ne veux pas passer pour une victime mais j’ai reçu énormément de coups ». L’accumulation de coups, notamment face à l’Italie lors du second tour, et les résultats décevants ne font que décupler sa frustration. Alors Diego craque. Menotti n’avait pas appelé le pibe en 78 de peur qu’il cède son la pression, quatre ans plus tard, il écrase son pied sur Batista et voit rouge. Une fois encore, Menotti avait raison. Son premier mondial se termine en eau de boudin. Diego rumine mais prophétise : « Qu’on oublie ce Mundial, je pense désormais à 86 ».
Si le Mundial espagnol reste une plaie ouverte pour Maradona, à la même période, l’Argentine va subir un sort bien plus dramatique. Agitée par la crise économique, secouée par les atteintes aux droits de l’homme que le reste du monde commence à pointer avec insistance, la junte militaire décide de réactiver une vieille blessure commune au peuple argentin et, histoire de détourner l’opinion publique, cherche à récupérer les Malouines. Le 26 mars, le général Leopoldo Galtieri décide d’envahir l’île de Géorgie du Sud. La menace se précisant, le gouverneur des Malouines prépare sa défense. La guerre débute véritablement début avril, elle va durer trois mois et se terminer au lendemain du premier match de la sélection en Espagne, le 14 juin 1982. La Guerre des Malouine est un échec pour la dictature qui ne s’en relèvera pas. Mais rien ne s’efface, les près de six-cent cinquante soldats morts au combat et les blessés traumatisent le peuple argentin, les Malouines restent une plaie béante impossible à panser pour toute une génération.
1986 : le pibe devient éternel
Depuis 1982, rien n’est plus comme avant. Alors que la froideur et la terreur d’une dictature a laissé place aux lendemains porteurs d’espoir d’une démocratie renaissante, en sélection, le romantisme de l’époque Menotti s’en est allé, remplacé par le culte de la rigueur de l’héritier de Zubeldía, Carlos Bilardo. Son Argentine de 1986 n’est pas l’Albiceleste favorite en 1982 et sort d’une phase de qualification et de préparation plus que moyenne, doit vivre avec les clans, la guerre pour le capitanat entre l’ancien Passarella et le nouveau, Maradona. Mais Bilardo a tranché, voisin de Francisco Cornejo, l’homme qui avait découvert un pibe par encore en or pour le faire venir à Argentinos, il prend conseil et comprend qu’il doit bâtir son équipe autour de Maradona. Propulsé capitaine, disposant d’une liberté totale, Diego devient le leader « par l’exemple », celui qui a tous les droits pendant que le reste de l’équipe est soumis à la discipline. Pour que son génie s’exprime, Bilardo tente une nouveauté, comme son Estudiantes, son Argentine jouera en 3-5-2 avec au cœur, Diego en 10 totalement libre, déchargé de toute responsabilité. La presse tique mais l’Argentine ne manque pas ses débuts, sort tranquillement première de son groupe, seule l’Italie parvenant à partager les points. Mais le destin est farceur, le huitième de finale s’annonce redoutable, l’Argentine fait face au voisin du Río de La Plata, l’Uruguay. Comme Bilardo, la Celeste sait qu’en bloquant Maradona, elle privera l’Argentine de solutions. Incapable de le bloquer par le jeu, l’Uruguay met alors en place un plan anti-Maradona. Diego sera la cible de toutes les agressions, mais, à l’image d’une Argentine capable de se relever qu’elles que soient les circonstances, toujours il se relèvera. De son coup franc sur la barre au but injustement refusé, Diego monte en puissance, devient irrésistible. Oublié le Maradona de 1982 qui cède face à la pression, la version 1986 est insaisissable, personne ne peut l’empêcher d’avancer, le pauvre Barrios est systématiquement dépassé, court dans le vide à la poursuite d’une étoile filante. L’Uruguay tombe, l’heure est venue pour la catharsis, l’Angleterre est l’adversaire en quarts.
22 juin 1986, Estadio Azteca. 1982 est encore dans les esprits. Pendant que la presse anglaise annonce le « débarquement de 5000 troupes », la presse argentine, à l’image de Crónica qui dépeint Maradona en général San Martin. Nery Pumpido résume l’ambiance entourant le match « battre les Anglais sera une double satisfaction pour ce qu’il s’est passé aux Malouines ». Le traumatisme des Malouines est omniprésent, les jours précédents le match, la presse n’a que ce mot à la bouche. La sélection est composée de plusieurs joueurs de la classe 1962, comme la majorité des conscrits qui ont pris part au conflit armé, tous nés en 1961 et 1962. Plusieurs ont échappé au service militaire par leur statut particulier. Cinq membres de la sélection sont de 1962 : Sergio Batista et Héctor Enrique ont échappé à l’appel par le tirage au sort, Néstor Clausen y échappe grâce à la pression de son club, Independiente, alors que Jorge Burruchaga et Carlos Tapia, qui ont effectué leur service, ne sont pas envoyés au combat. Mais ce 22 juin, si elles resteront bien présentes, les Malouines vont être éclipsées par quelque chose qui les dépasse, qui va au-delà du sport, de la pelouse de l’Azteca. Après un premier acte fermé, el pibe de oro entre dans la légende, ouvre les portes de l’éternité.
51e minute, Diego lance une nouvelle offensive tente une passe pour Jorge Valdano à sa droite et poursuivi sa course dans l’espoir d’une remise. Celle-ci arrive, grâce à une mauvaise intervention de Steve Hodge qui transforme son interception en lob vers le but. Le ballon s’envole, le temps suspendu, Maradona décolle et devant Shilton malgré son mètre soixante-cinq. Les Anglais hurlent à la main, elle est évidente, en décollant, Diego a tendu la main vers le ciel. Après le match, Diego déclare avoir marqué « un petit peu avec la tête de Maradona, un petit peu avec la main de Dieu ». En 2005, il déclarera avoir « voler un voleur ». Ce qu’on ne sait pas encore, c’est que son bras vient en effet de toucher le divin. 55e minute, Héctor Enrique lui donne le ballon, la suite est un poème.
Une chevauchée de soixante mètres, un but qui marque des générations. Quatre minutes après avoir suscité les polémiques, Maradona éblouit, fidèle représentant de l’ambivalence argentine, le « but du siècle » entre dans l’histoire, son créateur dans l’éternité. Dans son article de novembre 1976, Horacio Pagani avait parlé d’illusion, du besoin qu’avait alors le football argentin de se nourrir d’espoirs. Diego Maradona l’était, « el sueño de barrilete », devient, grâce à Victor Hugo Morales, un barrilete cosmico qui depuis n’a de cesse de peupler l’imaginaire sonore des amoureux d’Argentine et de son football. L’Angleterre est au tapis, Maradona peut alors conduire son Argentine vers le titre. Une nouvelle partition géniale face à la Belgique, ouvrant le score à la 51e minute, nouvel hommage à la main de Dieu du tour précédent, avant d’offrir à Burru le but du titre en finale. Dieu Maradona a trouvé son temple, le 22 juin 1986, l’Azteca entre définitivement dans la légende.
L’héritage
Pour Victor Hugo Morales « Dieu dictait sa musique à Mozart comme il dictait le jeu à Maradona.». Ce 22 juin, Diego entre aux côtés de Dieu chez bien des Argentins, la Main de Dieu symbolise cette transmission de relai. Il n’est pas un Argentin qui n’a pas vu des centaines de fois ces deux buts, de la main vengeresse à la chevauchée fantastique, course interminable d’un enfant issu du peuple, petit être d’1 mètres 65 quasiment analphabète devenu symbole. Car dans l’œuvre de Diego se cristallise l’Argentine. De cette capacité à utiliser l’adversité pour devenir meilleur, de cette capacité à exposer deux revers d’une même médaille jusqu’à être le dernier héritage d’un football poésie dans une sélection transformée en froide machine à résultat. Orpheline de Gardel, de Perón, du Che, l’Argentine trouve alors en Diego sa nouvelle légende, son représentant, son mythe vivant. Le football, qui s’apprête à entrer dans une nouvelle ère, s’est trouvé une dernière icône.
Alors Diego est partout. Des écrans des salles de cinéma aux murs du pays, l’image d’une nouvelle icone s’installe. Maradona se peint, se filme, se joue, la suite de sa carrière continue d’alterner les deux faces du génie mais n’en finit plus d’alimenter le mythe. Dernier héros vivant d’un peuple, Diego s’immisce dans tous les pans de la culture qu’elle soit purement argentine, sud-américaine ou mondiale. Pendant que sur le terrain les nouveaux Maradona n’en finissent plus d’éclore avant de se brûler les ailes à trop vouloir se rapprocher du soleil, Diego s’écrit, d’Osvaldo Soriano à Eduardo Galeano en passant par Eduardo Sacheri, Diego se chante aux quatre coins du monde et surtout, Diego se vénère, au sens religieux du terme.
Le 30 octobre 1998, alors Diego fête ses trente-huit ans, à Rosario, la ville qui vénère le plus le football au Monde, Hernán Amez et Héctor Capomar décident de bâtir une église en son nom. L’Iglesia maradoniana vient de naître, elle devient une véritable religion. Elle possède ainsi son « Notre Diego » équivalent du « Notre Père » (Notre Diego - Qui est sur les terrains – Que ton pied gauche soit béni – Que ta magie ouvre nos yeux – Fais-nous souvenir de tes buts – Sur la terre comme au ciel – Donne nous aujourd’hui notre bonheur quotidien – Pardonne aux Anglais- Comme nous pardonnons à la mafia napolitaine – Ne nous laisse pas abîmer le ballon – Et délivre nous de Havelange et Pelé. – Diego), célèbre ses fêtes religieuses comme son Noël Maradonien, le 29 octobre, veille de la naissance de leur D10S ou les Pâques Maradoniennes qui se tiennent le 22 juin, jour béni de la mise à terre du rival anglais, béni des mariages et compte désormais des centaines de milliers de fidèles aux quatre coins du monde.
Preuve définitive s’il le fallait que Diego Maradona n’est plus un joueur, n’est pas simplement une idole footballistique. Il est l’une des dernières légendes dont l’acte de naissance officiel a été inscrit en plein été mexicain, dans un Estadio Azteca resté temple sacrant les plus grandes légendes du football du XXe siècle. Qu'importe alors ce dont sera fait son avenir, ce 22 juin 1986, Diego est devenu immortel.