Raconter l’histoire de Torque, c’est raconter l’histoire d’un petit club familial devenu filiale d’un géant. C’est peut-être aussi raconter celle de l'avenir du football.
En 2007, une famille d'uruguayens ayant fait quelques économies au Mexique décide d'accomplir le rêve secret de tout uruguayen, créer et gérer un club de football. Rien de prétentieux, juste un club de quartier, affilié au départ à la ligue de Punta Carretas dans le centre de Montevideo. L'un des fondateurs est mécaniciens, et il propose comme nom Torque, le couple ou les chevaux en mécaniques. Comme tout se passe plutôt bien, les dirigeants décident d'inscrire en 2008 le club à l'AUF, la fédération uruguayenne, pour qu'il participe à son plus bas échelon, la seconde division amateur (équivalent du national en France). Le club se développe alors modestement, avec de bons résultats et en quelques années, une autre étape importante est franchie, une accession à la deuxième division professionnelle, avec une équipe notamment entraînée par Saúl Rivero, entraîneur champion d'Uruguay avec Progreso en 1989. Le développement reste modeste puisque l'on parle ici de la deuxième division, où de nombreuses équipes n'arrivent pas à payer leurs joueurs, où les affluences dépassent rarement les quelques centaines de spectateurs, une division dont un seul match est télévisé par semaine. Un niveau où chaque président des clubs, souvent associatifs, doivent se battre chaque année pour boucler des budgets inférieurs à un million de dollars annuels... Le club débute professionnellement le 13 octobre 2012, par une victoire deux buts à un sur Miramar Misiones. Le club s'habitue pendant quatre ans à la deuxième division, mais début 2016, tout va changer à cause d'un homme, Luis Bruno.
De familial à filiale
Luis Bruno, homme d'affaires n'est pas un inconnu du football uruguayen puisqu'il a notamment été, pendant quelques années et sous la direction d'Eduardo Ache, directeur sportif de Nacional, l'un des deux plus grands clubs du pays. Courant 2015, et au cours d'un voyage au Brésil, Bruno rencontre un homme d'affaires, membre espagnol de la direction du fameux City Group, Ferran Soriano. Les deux discutent, notamment de la difficulté de faire signer des contrats à des jeunes sud-américains, et dans un cadre plus général ils discutent sur la possibilité de faire des affaires en Amérique du Sud. La stratégie établie par le groupe sur d'autres continents est alors d'acheter des clubs pour en faire des franchises « relais » entre un territoire et Manchester, une sorte de pont entre les pays, porteurs d'opportunités. Au fil d'autres négociations menées courant 2015, il est demandé à Bruno, fin connaisseur du continent sud-américain, de trouver le club idoine pour que Manchester puisse investir au nouveau monde. Les possibilités ne courent pas la rue. Il faut un pays stable, avec la possibilité de clubs sous forme de sociétés anonymes, à la fiscalité avantageuse, plutôt portée sur le football (même si, pour être honnête, l'aspect footballistique n'est pas le plus important). Bruno ne voit que deux possibilités, le Chili et l'Uruguay. Dans son propre pays, qu'il connaît le mieux, il fait rapidement le tour des clubs pour lesquels cela serait possible. Ils sont très peu en première division, mais plus nombreux en deuxième. Peu en première car les clubs sont souvent sous forme d'association à sociétariat, incompatible donc avec un investisseur. Les clubs SAD (acronyme pour Société Anonyme Sportive) ne sont possibles que depuis quelques années et les clubs historiques sont tous des clubs avec socios. Les possibilités sont plus nombreuses en deuxième division ou de très nombreux clubs sont en difficultés, cédant déjà souvent aux sirènes des capitaux privés. Certains sont déjà sous forme de sociétés anonymes, d'autres sont des associations familiales au capital très faiblement dilué, pouvant facilement être rachetés et transformés en société. C'est exactement le cas du club Torque. Pour la forme, Bruno prend donc d'abord la présidence de Torque, avant d'annoncer officiellement le rachat du club par Manchester City. Comme toujours dans les cas de ces opérations sur fonds privés, aucun prix n'a été avancé.
Plusieurs arguments sont mis en avant pour justifier cette opération. Il y a tout d'abord ceux donnés à l'AUF. Ils sont plutôt ridicules et de pure façade, mais soit. Le nouvel investisseur souhaiterait développer un projet d'investissement d'un club de football en Uruguay, dans l'intérieur, avec développement d'un stade (il fut un temps évoqué Minas, en province, célèbre pour ses sources et pour pas grand-chose d'autre, la ville ayant 38 000 habitants, mais c'était sans doute juste pour faire plaisir à l'AUF), développement d'un centre de formation, progression au niveau local. Pourquoi peut-on dire que cela n'a pas de sens ? Les clubs, hors Peñarol et Nacional, ont en Uruguay des budgets de quelques millions de dollars annuels, avec des supporters au nombre maximum de quelques centaines à plusieurs milliers pour les deux grands. Il n'y a que très peu à gagner à investir en Uruguay. Une autre explication plus plausible serait que le club sera utilisé pour les transferts de joueurs, ou pour être plus précis, pour investir dans des joueurs. Quand un très bon jeune uruguayen (ou autre d'ailleurs) de quinze, seize, dix-sept ans sortira du lot, il pourra être acheté par Torque, pourra se développer au club ou dans un autre club en prêt (prêt payant évidemment si le joueur est bon), avant d'être revendu dans un club lambda européen ou, au meilleur des cas, à la maison mère de Manchester City ou l'autre filiale ayant réussi, Girona FC. Torque fait office de maison de commerce. C'est important pour plusieurs points. Tout d'abord Torque supportera la fiscalité, mais aussi les risques (limités) de tels transferts, les capitaux venant de la maison mère. Les grands clubs ont beaucoup souffert au cours des dernières années pour acheter les derniers cracks sud-américains. Tout le monde se souvient du cas Neymar, acheté au prix d'effort à l'extrême limite de la légalité (euphémisme) ou des transferts de Tévez et Mascherano à West Ham. Dans ces cas, les clubs européens se sont mis en danger eux-mêmes, face à des propriétaires de joueurs véreux, quand ce n'est pas la propre famille du joueur qui est en cause. Pourquoi ne pas investir plus jeune, et faire baisser le risque sur l'investissement. Car plus que le club, pour sûr, c'est le joueur qui est l'investissement. Le City Group n'a pas pour objectif de développer le club et de le revendre, il a pour objectif de développer des joueurs et de les revendre.
Quand le sport est secondaire
Comme on l'a vu, il en faut peu en Uruguay pour monter en première division et se développer. Torque est donc propriété du City Group dès 2017, et l'équipe monte immédiatement en première division, de la main d'un jeune entraîneur alors, Paulo Pezzolano. En 2018, l'équipe réussit un très bon tournoi Intermedio, qui lui permet de jouer une finale, perdue, au Centenario contre Nacional. Le Centenario, ce stade dans lequel Torque installe finalement, le club ne jouant plus à Minas comme c'était prévu au départ lors du rachat du club. En 2018, miraculeusement et après une très mauvaise deuxième moitié de saison, le club redescend en deuxième division. La direction recrute alors quelques excellents joueurs habitués aux joutes de la première division comme Sergio Chapita Blanco ou Agustin Peña et remporte la deuxième division 2019 pour revenir dès le début 2020 en première division. C'est à l'occasion de cette montée que le club de Torque change de nom pour devenir Montevideo City Torque, et dévoile les plans d'un nouveau centre d'entraînement à venir dans les années à venir, digne du plus haut niveau européen, mais encore en projet à ce jour.
Côté joueurs, le club a déjà vu passer des « futurs stars », comme le Vénézuélien Nahuel Ferraresi, défenseur de vingt-et-un aujourd'hui qui est toujours propriété de Torque mais a échoué en Europe malgré de multiples prêts en deuxième division espagnole (notamment à Peralada, filiale du Girona FC, filiale du City Group) ou avec Porto. Valentin Castellanos, un argentin qui était parmi les révélations de la saison 2018, a poursuivi sa carrière auprès du New York City FC, où il était d'abord parti en prêt avant d'y être transféré définitivement en 2019. Les détails de la transaction entre la seule partie, le groupe City, n'ont pas été révélé au public. Depuis, début 2020, le club a continué sa moisson en recrutant pour 1,6 million de dollars le défenseur central issu de la formation du Nacional, Renzo Orihuela. Le joueur a été transféré à Torque, qui a payé rubis sur ongle un joueur qu'aucun club uruguayen n'aurait pu se payer, et l'a prêté dans la foulée deux ans au Nacional. Torque joue ici le rôle de boîte aux lettres permettant d'enregistrer le joueur dans la famille du City Group au cas où. Il est prévu au contrat que si le joueur joue avec Girona FC ou Manchester City, le prix sera augmenté de bonus très conséquent pour Nacional. Le joueur n'a joué que quarante-cinq minutes en première division avec le maillot du club bolso. Le club a aussi recruté un jeune attaquant argentin de vingt ans, Natanael Guzmán. Au moins, il semblerait que ce soit pour le faire jouer au club, pour le moment. Peut-être un jour, un de ces joueurs pourra jouer sous les ordres du très vénérable Pep Guardiola, homme de convictions. C'est ce qu'on leur souhaite.