Il y a deux moyens d’entrer dans la légende d’un sport, de rester dans les mémoires collectives. La première est de devenir l’un des meilleurs éléments de son sport, la deuxième de marquer les esprits par un geste, une décision, une prise de position. Carlos Caszely est une légende. Non seulement par ses exploits sur les terrains du monde entier, mais aussi parce qu’il est un symbole. Celui de la résistance à la dictature. Portrait.

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« Le match le plus pathétique de l’histoire » E. Galeano, Los Hijos de los dias

chiliurss73C’est par cette phrase que le grand écrivain uruguayen décrit le fameux Chili-URSS du 21 novembre 1973. Deux mois auparavant, le coup d’État mené par l’Armée a propulsé le Général Pinochet au pouvoir. Durant deux mois, l’Estadio Nacional est utilisé par le régime chilien pour détenir les opposants au pouvoir (en savoir plus).

La relation entre Pinochet et le football a longtemps été ambiguë comme en atteste son rapport avec Colo-Colo, club proche et soutenu avant lui par Allende. Pas franchement intéressé par le football, Pinochet essaie de se servir du club le plus populaire du pays pour gagner le référendum de 1988. Il promet la somme de 300 millions de pesos pour finir la construction du Monumental afin de convaincre les supporters du Cacique de voter « Oui ». En réalité, Colo-Colo n’a pas besoin de la contribution de Pinochet pour terminer son stade. La vente d’Hugo Rubio à Bologne permet en effet de financer la majorité des travaux. Cette relation entre Pinochet et Colo-Colo reste aussi symbolisé par un homme, un homme qui n’aura pas peur de le contester durant son vivant, Carlos Caszely. Surnommé el chino, formé à Colo-Colo et ancien meilleur buteur de la sélection chilienne avant l’arrivée du duo Salas – Zamorano, s’il est connu pour ses actes contestataires, il est avant tout un des plus grands joueurs de l’histoire du Chili.

L’un des meilleurs footballeurs chiliens de l’histoire

Caszely émerge à la fin des années 1960. Enfant du club, il fait ses débuts pros avec Colo-Colo en 1967 lors d’un match amical face à Peñarol, il n’a alors que 17 ans. Champion en 1970, année de l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende, il est de nouveau sacré en 1972 avant de connaître la gloire l’année suivante. En 1973, il termine meilleur buteur de la Copa Libertadores avec 9 buts, brillant par ses dribbles et sa vitesse. Il humilie notamment Emelec au Nacional, marquant un but qui fera sa légende au son des « ¡Se pasó, se pasó! », chant accompagnant alors ses exploits depuis un match face à Unión Española, et devient l’icône, le symbole du club. Cette année-là, le Cacique perd en finale contre Independiente, finales marquées par des erreurs d’arbitrage en faveur des argentins comme nous le racontait Luis Urrutia il y’a deux ans. Caszely est surnommé El Rey del metro cuadrado, le Roi des mètres carrés, autrement dit de la surface de réparation. Il s’exile en Espagne à Levante pour la saison 1973-1974.

Avec Levante, il inscrit un quadruplé contre le Rayo Vallecano. Ses 15 buts ne suffisent pas à maintenir le club en deuxième division. Qu’importe, il décide de rester une saison de plus. Ses 26 buts ne permettent pas à son club de remonter. Il est alors transféré à l’Espanyol Barcelone pour 25 millions de pesetas. Dans la capitale catalane, Caszely s’éclate. Lorsqu’on le questionne sur son rôle sur le terrain, il répond ainsi : « une équipe est comme une entreprise, il y’a des ouvriers et un gérant. Le gérant est celui qui appose sa signature suite au travail des ouvriers. Dans le football, la signature est le but, c’est pour cela que je suis le gérant ». Avec l’Espanyol, il inscrit 29 buts en 61 matchs de Liga. Sa carrière est cependant freinée par deux blessures majeures : la première contre Cadiz en championnat. La seconde est plus grave puisqu’il est victime d’une fracture du péroné à l’entrainement suite à un choc avec son coéquipier Fernandez Amado. Les blessures ne l’arrêtent cependant pas. Il qualifie son équipe en Coupe d’Europe dès sa première saison, contribue aux victoires historiques en championnat contre le Real Madrid et le FC Barcelone. Son nom est cité à Barcelone aux côtés de Cruyff.

barcelone

Son président Manuel Meller refuse. Caszely ne lui en veut pas. Il est heureux à l’Espanyol. Il déclare encore aujourd’hui que parfois « les sentiments sont plus importants que l’argent et que c’est très bien ainsi ». Il ne reviendra à Colo-Colo qu’à la fin des années 1970.

En équipe nationale, il n’est pas convoqué pour la Copa America 1975. Sans lui, le Chili est éliminé dès les phases de poules. Il revient quatre ans plus tard pour la Copa America 1979 et emmène le Chili en finale, perdue contre le Paraguay après un match d’appui (lire Copa América Centenario : 1979, la folle année du Paraguay). Il fait son retour dans une grande compétition 3 ans plus tard lors de la Coupe du Monde 1982. En effet, depuis qu’il est revenu à Colo-Colo en 1978, Caszely termine à trois reprises meilleur buteur du championnat chilien, il est donc difficile de l’ignorer pour le Mondial espagnol. Il y rate malheureusement un pénalty contre l’Autriche et accusé d’avoir trahi la cause nationale. Il jouera un dernier match en 1985 contre le Brésil durant lequel il inscrit un but splendide où il s’amuse avec le gardien de la Seleção. Sa carrière n’en reste pas moins exceptionnelle. Il est le 3ème meilleur buteur sud-américain de l’histoire avec selon ses dires, 805 buts au compteur. 

L’ailier droit de gauche

Mais si Caszely n’est pas une icône comme un autre au Chili, c’est parce qu’il ne va pas briller que sur les rectangles verts. Rapidement, l’ailier droit de Colo-Colo va devenir le symbole de la résistance à la dictature. En 1974, à 24 ans et un an après la prise de pouvoir de Pinochet, il décide de s’opposer à l’homme le plus puissant du Chili. L’affrontement s’étalera sur plus d’une décennie.

Alors que la sélection chilienne doit rejoindre l’Allemagne pour disputer le Mondial 1974, le dictateur d’origine française décide d’aller saluer son équipe. Tous les joueurs lui serrent la main, tous sauf un, Carlos Caszely. Le geste politique est fort. Avant la prise de pouvoir de Pinochet, Caszely est en effet connu pour être proche de Salvador Allende, soutenant Unidad Popular, prenant part aux travaux volontaires du parti communiste. Le geste n’est pas sans conséquences, on n’humilie pas Pinochet sans en payer le prix. Celui de Caszely est sa mère. Les hommes du dictateur décident de capturer sa mère, elle sera séquestrée et torturée. À ce sujet, Caszely déclare : « Aujourd’hui encore, nous ne savons pas pourquoi elle a dû subir cela. Elle a été détenue et torturée sauvagement sans savoir toutefois de quoi elle était accusée ». Sa mère libérée, Caszely n’oublie pas. Alors que Pinochet veut le saluer, il décide de ne pas en faire de même : « J’ai été le seul à ne pas le saluer. J’avais peur mais j’ai fait ce que je devais faire. Durant toute ma vie je ne l’ai salué qu’une seule fois ». Nous y reviendrons plus tard. Le Général évite de réagir mais met tous les moyens dont il dispose pour discréditer Carlos Caszely. Pendant la Coupe du Monde 1974, le Chili affronte la RFA. Caszely, fatigué de subir les fautes de Berti Vogts réagit et est expulsé. La presse, contrôlée par Pinochet titre le lendemain : « Caszely exclut pour ne pas avoir respecté les droits de l’homme ». On l’accuse également d’avoir été exclu volontairement pour ne pas devoir affronter « ses frères » de la RDA au match suivant.  

Sa carrière d’opposant au régime continue, Caszely parvient, au fil des années, à retourner la situation en sa faveur, à prendre le dessus sur le dictateur. Rentré au pays en 1978, buteur prolifique de Colo-Colo depuis, il est reçu à La Moneda fin 1985 et salue le dictateur. Le journal Marca relate le dialogue qu’ont les deux hommes :

-       Pinochet : « Vous vous en allez ? »

-       Caszely : « Oui »

-       Pinochet : « Vous ne vous séparez jamais de cette cravate rouge »

-       Caszely : « Jamais Président. Je la porte à côté de mon cœur »

-       Pinochet : « Moi, je vous la couperais cette cravate rouge »

Conscient qu’une photo avec l’idole du peuple pourrait redorer son image, Pinochet demande à Caszely s’il accepte de poser avec lui. La star de Colo-Colo refuse et s’en va. Pinochet ne parviendra jamais à dompter l’ailier droit du Popular. L’acte final se joue trois ans plus tard.

Le 20 septembre 1988, le Chili est en pleine campagne pour le plébiscite, le référendum qui doit déterminer si Pinochet peut rester au pouvoir jusqu’en 1997. Une dame, intervient à la télévision pour défendre le Non. Elle raconte les tortures subies quinze ans auparavant, raconte ses rêves de joie avec un retour à la démocratie. À la fin de cette intervention, Caszely apparaît, un logo de Colo-Colo derrière lui : « Pour cela mon vote est non. Parce que sa joie à venir est ma joie. Parce que ses sentiments sont mes sentiments. Pour que demain nous puissions vivre en démocratie, libre, saine, solidaire, que nous pourrons tous partager. Parce que cette belle dame est ma mère. »

Le dernier but de Caszely aura été décisif. Le « Non » l’emporte avec 56% des voix et débouche sur la transition démocratique. Pinochet quitte sa place de Président de la République en 1990. Patricio Aylwin est élu démocratiquement. Il demeure cependant indirectement au pouvoir jusqu’en 1998 en tant que chef des Armées avant de vivre encore huit ans dans une relative tranquillité.

Dans un contexte politique différent, la carrière footballistique de Carlos Caszely aurait pu prendre une autre tournure. L’écrivain Luis Urrutia déclare au sujet d’el chino que « ses déclarations politiques lui ont fermé les portes du Real Madrid, » un Real Madrid marqué par le franquisme durant les années 1970. Qu’importe pour le principal intéressé bien plus fier « d’avoir contribué à ce que son pays soit aujourd’hui un peu plus démocratique. »

Benjamin Pezziardi
Benjamin Pezziardi
Passionné de culture latine, j'ai un faible pour River Plate après avoir été voir un Superclasico. Ouvrage référence : Eduardo Galeano, El futbol a sol y sombra.