L'ivresse de la Libertadores. Mercredi soir, le bien nommé stade Libertadores de America d'Independiente et ses Diablos rojos ont enfilé leur tenue de gala pour la réception d'un autre géant, le Corinthians. Un choc entre deux prétendants au titre continental et un condensé d'émotions rares. Entre frissons, passion et frustrations, récit d'une soirée de fête pour le football.
La marée rouge inonde peu à peu les rues perpendiculaires d'Avellaneda. À plus de deux heures du coup d'envoi, au Sud de Buenos Aires, les hinchas d'Independiente, club le plus titré de l'histoire de la Libertadores – sept entre 1964 et 1984 - sont déjà bouillants. Les bras tendus par les fenêtres d'un bus scolaire, privatisé pour l'occasion, une bande de socios excités chante à s'en casser la voix. Sur l'avenue Alsina, les familles au complet se faufilent par grappes entre les asados de fortune, guidés par l'odeur de barbaque. Pour le peuple Rojo, la Libertadores revêt une saveur toute particulière. Ici, la légende de la Copa est partout : sur les tee-shirts « Rey de America », les graffitis des murs qui mènent au stade ou tatouée sur les bras. Elle est surtout dans les bouches de tous les socios.
Real Madrid, Quilmes et paradis du football
« La Libertadores est pour nous ce qu'est la Champions League pour le Real Madrid », récitent Christian et ses amis, entre deux « boludos » et plusieurs gorgées de Quilmes. « Independiente n'est pas un club de quartier, mais un club international et cette compétition fait partie de notre histoire », explique-t-il fièrement dans de grands gestes. Une histoire que Ricardo, 60 ans de socios, et son fils veulent voir se poursuivre contre le champion du Brésil en titre, le Corinthians. « Nous allons gagner ce soir pour continuer d'y croire ». L'ancien club de Mascherano et Tevez est « un grand adversaire, mais quand vous voyez cette ambiance pour un simple match de poule, vous comprenez qu'ici, on ne rigole pas », assurent-ils accoudés en face d'un immense stade, bleu celui-ci, qui précède de 100 mètres leur antre. Le Cilindro, stade des grands rivaux du Racing, est un passage obligé pour se rendre au match.
L'ambiance, impressionnante, est renforcée par trente-trois ans d'attentes. Passé les quatre fouilles - tranquilles -, à l'entrée du stade, l'excitation des Rojos se transforme rapidement en tension. Avec trois points obtenus en deux matchs la défaite est interdite contre le club mythique de Socrates qu'ils n'ont plus rencontré en Libertadores depuis 2001. Pour l'occasion, les 50 000 sièges de l’Estadio Libertadores de America sont bien garnis. L'écrin, bien que vieillissant, est un bijou chargé de passion. Ouvert, proche du terrain, il offre une visibilité optimale à chacun des hinchas. Ici, on se lève et on partage librement ses émotions avec ses voisins. Un paradis du football, bercé par deux tribunes Popular - les virages -, complets et qui ne cessent de se répondre pendant le match. En face, plus de mille supporters ont fait le déplacement depuis São Paulo. Entassés dans leur tour, les Coringão sont partis pour deux heures de chants au rythme des tambours brésiliens, les atabaques. Une ambiance qui tranche avec les interdictions de déplacement de la Superliga.
Au pied des tribunes, un autre match
À l'entrée des 22 acteurs, le stade s'embrase. Passés les frissons, les locaux passent à l'attaque. Les hommes de l'ancien directeur technique du hockey, Ariel Horan, monopolisent le ballon tandis que les Brésiliens, solides, opèrent en contre. À chaque frémissement, le stade se lève. Si les coéquipiers de Cassio semblent plus sereins, Martín Benítez et Nico Domingo enflamment la fin de première mi-temps. Independiente domine, s'est procuré les occasions les plus franches, mais n'a pas réussi à trouver la faille. 0-0. A la mi-temps, entre les allées-venues aux toilettes et à la buvette, les socios de l'équipe d'Agüero se lèvent, déambulent et refont le match. Les policiers ne dérogent pas à cette animation collective enivrante.
Au retour des joueurs sur la cancha, l'enthousiasme est toujours présent. Au pied des tribunes, le terrain préoccupe pourtant peu une dizaine d'enfants. À deux pas d'une affiche continentale de premier plan, dans la fosse, ils préfèrent imiter les grands, un ballon dégonflé entre les jambes. Une image peu habituelle à ce niveau, ici banale qu'ils raconteront sûrement à l'école le lendemain. De l'autre côté du plexiglas, malgré les entrées de Meza et Gigliotti, les Brésiliens sont revenus avec plus de tranchant. Au rythme des cigarettes consumées par les socios d'Independiente, les joueurs de São Paulo prennent le contrôle du match. La crispation est palpable, les Argentins se font moins entendre. À chaque décision arbitrale désormais, le stade se lève. Les chants ininterrompus des Brésiliens résonnent plus fort. Le Corinthians maîtrise et se voit récompenser de son match parfait à la 81e lorsque sur un centre de Mateus Vidal, Jádson profite d'une erreur de main de Martin Campaña pour ouvrir la marque de la tête. La torcida brésilienne explose et met le feu – au propre comme au figuré – à sa tour.
« Jamais meilleurs que dans cette situation-là »
En réponse, le peuple rojo se lève et redonne de la voix. La tension est à son comble. En tribune de presse, un journaliste français – il se reconnaîtra - qui rigole un peu fort est pris à parti par une partie du public. Ici, on ne rigole pas avec la défaite. L'égalisation est impérative. A la 85e, le stade exulte... Puis déchante lorsqu’un but de Romero est refusé pour un hors-jeu peu évident.
« Un vol des arbitres uruguayens » pour Horan. La polémique fera la Une des journaux du jeudi, mais ne réconfortera pas les hinchas. À quelques secondes de la fin du match, abattus, certains quittent déjà le stade. Au coup de sifflet final, la marche, quasi funèbre dure plusieurs minutes. Face à un collectif expérimenté, Independiente regrettera de ne pas avoir pu ouvrir le score. Le Timão quant à lui fait un pas de plus vers son objectif : soulever en novembre la deuxième Copa de son histoire.
Des dizaines de supporters sans voix restent de nombreuses minutes comme paralysés sur leur siège. Une réaction sur le match ? « C'est trop tôt pour en parler », « Désolé je ne peux pas », miment-ils. Alors que les Brésiliens continuent leur fiesta et chambrent à cœur joie, Nicolas, sa fille et son fils se décident enfin à quitter le stade. « Il y a énormément de déception. On ne doit pas perdre ce match. La qualification passera par des victoires au Brésil et en Colombie contre le Millenarios. Ce ne sera pas facile », regrette-t-il amèrement. Avec cette défaite, Independiente est en ballottage défavorable pour accéder aux huitièmes de finale. À deux pas de là, Santiago et Frederico refont le match : « C'est une vraie rencontre continentale, fermée, rugueuse et pleine de tension. Les deux équipes ont eu leur chance. Une seule l'a saisie et ce n'est pas la nôtre ce soir. Dès demain, on va se remettre à y croire », assurent pourtant les deux trentenaires. « Independiente a pour habitude se mettre dans des situations compliquées, ça fait partie de notre identité. Nous ne sommes jamais meilleurs que dans cette situation-là ». Une position qui provoquera encore les émotions et la passion de ses hinchas. Des ingrédients qui, même dans la défaite, font tomber amoureux du public argentin n'importe quel amateur de football.


