La guerre des communiqués continue. Ce jeudi, Diego Forlán publie le premier un communiqué repris en une dizaine de minute par l'immense majorité des joueurs de la sélection, actuels ou passés. D'Abreu à Lugano, de Rolán à Suárez, de Godín à Cavani. Ce communiqué est la suite logique d'un premier datant du 22 août dernier et réaffirme l'affrontement entre les joueurs d'un côté, et la fédération et Tenfield de l'autre.
Acte 1 : le conflit Nike – Puma
Il faut donc remonter au mois d’août pour comprendre le problème. Les droits de la sélection, que ce soit pour l'équipement ou l'image, sont gérés depuis 1998 par l'entreprise Tenfield, propriété du Mogul uruguayen Paco Casal. Ancien joueur, puis agent, ce dernier a créé dans les années 90 sa propre société (Tenfield) possédant les droits télé du championnat uruguayen et donc certains droits sur la Sélection. La société argentine TyC propose plus que Tenfield pour le championnat ? Pas grave, Paco Casal est un grand ami d’Eugenio Figueredo, ancien président de la Fédération Uruguayenne (AUF) et conserve le contrat. Comment ? Tout le monde le sait, personne ne le dit : la corruption. Paco Casal devient rapidement l'homme le plus riche d'Uruguay et continue de sous-payer tous les contrats auprès de l'AUF sans que personne ne bouge le petit doigt, tout le monde étant arrosé. C'est un symptôme commun à beaucoup de pays sud-américains, révélés dans les différents scandales de la CONMEBOL : l'intermédiarisation de l'économie du football. Les droits télés ne sont pas vendus à des chaînes directement mais à des intermédiaires qui les revendent. Idem pour les droits d'équipementiers. Les intermédiaires peuvent ainsi prendre de grandes commissions entre l'achat des droits et leurs reventes, qui sont pour partie rétrocédés au gérant du football sud-américain, au président de fédération, de syndicats de joueurs etc. Pas besoin d'appel d'offre, on s'occupe de tout. Et on arrose.
Vient donc le mois d’août de cette année. Tenfield propose de renouveler le contrat cadre comprenant le contrat équipementier de l'AUF. Tenfield propose 750 000$ par an sur 5 ans, en conservant le « partenariat » avec Puma. Et cela aurait pu passer comme une lettre à la poste, même si cela est largement en dessous du marché (le Chili prend 7 millions de dollars par an selon le site Marketing Deportivo). Sauf que Nike flaire le bon coup, et propose cinq fois plus, soit 3,5 millions de dollars par an sur 7 ans. Logiquement, l'AUF devrait se jeter sur l'offre de Nike ? Et bien non, n’oubliez pas que l'AUF est complètement noyautée aux ordres de Paco Casal. La rumeur se répand rapidement : on parle d'une reconduction du contrat avec Tenfield. C'est là que les joueurs interviennent. On ne saura jamais qui a discuté en premier des joueurs ou de Nike, si la marque américaine a persuadé en sous-main ses joueurs de faire pression, ou si les joueurs ont simplement vu une injustice patente, mais le 22 août, les joueurs sortent du bois et émettent un communiqué dans lequel ils dénoncent la situation actuelle et demandent à l'AUF d'accepter au nom de l'intérêt supérieur d'un football uruguayen en bien triste état, l'offre de Nike. En fait, ils ne mentionnent aucune marque, il ne demande que « dignité, transparence et respect pour tout le monde, pour le football, et surtout pour les valeurs démocratiques qui ont toujours unies l'Uruguay ». Tenfield est donc visé mais pas nommé.
Le communiqué fonctionne, mais de justesse. L'AUF adopte bien l'offre de Nike à 10 voix contre 9 (seulement !). A noter que des clubs proches de Casal comme Peñarol ont voté pour l'offre de Tenfield, 5 fois inférieure ! On pense alors que Nike va habiller les joueurs de la Celeste pour les années à venir, sauf que, nouveau rebondissement, on apprend que Tenfield a 20 jours pour égaler la meilleure proposition, donc celle de Nike. Le couperet tombe quelques jours plus tard, Tenfield s’aligne sur la proposition de Nike et conserve les droits. L'AUF, presque contre son gré et en conservant le même bénéficiaire du contrat, vient d'empocher 20 millions de dollars de plus, uniquement grâce aux joueurs qui ont mobilisé l'opinion publique par leur communiqué.
Acte 2 : Celeste contre Paco
Tenfield a pourtant tout essayé, et n'est pas passé loin de réussir à conserver les choses en l'état. Pensez, une défaite 10 à 9, qui vous fait perdre 20 millions, c'est rageant. Quand on dit tout essayé, c'est qu'ils ont mis une pression incroyable sur les clubs uruguayens, tentés de monter les joueurs les uns contre les autres... Sans penser aux conséquences futures. Hier donc, les joueurs, dans un mouvement quasi-unanime, ont lancé une petite bombe. Le communiqué n'est pas flou comme le premier, il accuse, il nomme, il tacle, à l'ancienne, à la gorge.
Les joueurs mettent en demeure Tenfield d'arrêter, à compter de ce jour, d'utiliser leur image. Pourquoi ? Parce que les joueurs « ne vont plus tolérer que soient vendues les couleurs qui forment le patrimoine de la sélection à aucun intermédiaire (…) qui conserverait le bénéfice dans ses mains plutôt que dans celles du football uruguayen. » Le communiqué met en avant que le contrat a été négocié dans les années 90 avec Figueredo, actuellement en prison à domicile dans l'affaire de la corruption de la CONMEBOL. Ils mettent ensuite en avant les valeurs de transparence et de démocratie. L'unanimité est totale, à quelques très rares exceptions près : les joueurs du championnat uruguayen, comme Guruceaga par exemple, troisième gardien de la Celeste mais actuellement joueur de Peñarol. La peur sans doute.
Contrairement au mois d’août quand Tenfield avait agi en sous-main sans contre attaquer directement, la société de Paco Casal a cette fois décidé d'émettre un autre communiqué, pathétique. Tenfield y indique toujours agir de bonne foi (argument de type Bernard Tapie), et que le contrat actuel a été signé par l'AUF et par le syndicat des joueurs et que donc ils se réservent le droit d'attaquer les joueurs s'ils mettent leur menace à exécution. Le conflit va donc continuer, on imagine mal les joueurs accepter le diktat de Tenfield alors que toute la population les soutient, et qu'ils sont clairement dans leur bon droit. La prochaine rencontre international, jeudi 10 novembre, devrait être sport, sur et en dehors des terrains. D’autant que désormais tout le monde soutient les joueurs, à commencer par le syndicat des joueurs, celui qui avait signé le dernier contrat avec Tenfield en 2015. On imagine mal comment Tenfield va pouvoir être de nouveau choisi et on pourra sans doute assister à un vrai appel d'offre lors des prochains renouvellements de contrat. Et rien que pour ça, chapeau bas.
Même si on peut douter de l’entière bonne foi des joueurs, comme Godín, capitaine de la Celeste, lui-même sous contrat avec Nike, on ne peut que saluer des joueurs qui se réclament des valeurs supérieures comme la transparence et la démocratie, qui se soucient d'un football local qu'ils ne côtoient plus depuis longtemps, alors qu'eux-mêmes pourraient se considérer loin de tout cela. Mais leur combat est ailleurs : « Le football est notre plus grande expression populaire, la Celeste appartient au peuple et il est du travail de tous, sans peur, d'exiger et d'obtenir que le football soit un exemple d’honnêteté, de démocratie, de transparence, d'indépendance, de solidarité et de valeurs qui ont rendu notre pays grand. »