Pas de football ce week-end en Uruguay. Les joueurs professionnels de première et deuxième division sont en grève illimitée. Contre qui s'opposent-ils ? Le président du syndicat des joueurs, rien que cela. Mais l'histoire est bien plus compliquée qu'il n'y parait. Tentative d'explication.
Une histoire de représentation
Depuis un an, les joueurs locaux veulent suivre l'exemple des joueurs de sélection et négocier de meilleures conditions pour les contrats souscrits par la fédération. Logiquement, ils se tournent vers ce personnage méconnu qu'est le président du syndicat représentatif des joueurs, Enrique Saravia, censé représenter les intérêts des footballeurs. Le poste de président du syndicat est important car c'est un syndicat représentatif, dans le sens où il a un pouvoir de représentation et de décision sur certaines négociations avec la fédération. Devant le refus de ce dernier d'aborder le sujet, début 2017, les joueurs demandent officiellement de nouvelles élections à la présidence du syndicat des joueurs pour remplacer une direction peu encline à défendre leurs intérêts. Ils envoient une première demande comprenant la signature de près de 600 joueurs mais cette demande est refusée par la direction du syndicat, les signatures n'ayant pas été reçus devant un notaire. La direction va jusqu'à poursuivre certains « leaders » comme Diego Scotti les accusant d'avoir imité des signatures. Pendant six mois, Saravia et sa direction se cachent derrière des arguties juridiques pour rester en place jusqu'à la fin de leur mandat, en 2019.
Malgré les pétitions, les manifestations de joueurs dans la rue, les pancartes avant chaque match, rien ne bouge, Saravia reste le président d'un syndicat haï par ses adhérents. Octobre arrive et l'on commence à parler de régulièrement de grève. Les joueurs ne trouvent pas de solution pour reprendre le contrôle et envisage donc sérieusement d'arrêter de jouer avec comme objectif premier d'organiser une nouvelle élection du président de leur syndicat ! Situation ubuesque, mais pas tant que ça en vérité car dans les coulisses, on parle également du renouvellement du contrat de diffusion des droits du championnat auprès de Tenfield jusqu'en... 2032, Les joueurs n'ayant toujours pas leur mot à dire, le président du syndicat ne les représentant pas ! Le mouvement des joueurs (Mas Unidos Que Nunca) se réunit lundi 16 et décide officiellement de ne pas se présenter dans les stades tant que n'est pas organisé soit une assemblée extraordinaire, soit de nouvelles élections. Rapidement, Enrique Saravia explique qu’il ne démissionnera pas, qu'il ne quittera son poste qu'à la fin de son mandat. Le football est donc en grève tant que les joueurs n'auront pas obtenu gain de cause, diverses médiations sont mises en place, notamment par l'AUF. Mais à ce jour, lundi 23 octobre, rien n'a bougé. Les présidents de club voulaient quand même jouer, mais le mouvement de solidarité (les entraîneurs et les arbitres ont aussi indiqué qu'ils ne se présenteraient pas) à bloquer cette volonté.
Partie visible de l’iceberg
Cela vous paraît ridicule ? Ça l'est, indubitablement. Dans l'absolu, on ne peut être qu'en faveur des joueurs et ce, quelles que soit les ficelles tirées derrières (s'il y en a). Ces derniers sont dans leur droit. Mais quand Saravia parle, il donne une autre version, celle de joueurs manipulés qui « ne savent pas pourquoi ils se battent » (c'est ce qu'il a déclaré au programme radio Tiranos Paredes le 5 juillet). Voici comment lui le présente : Diego Lugano, Diego Godín ou Luis Suárez sont en conflit avec Tenfield (diffuseur du championnat) pour des raisons de marque d'équipementiers. L'Uruguay est équipé par Puma quand ces derniers sont équipés par d'autres marques (Nike, Adidas) qui, d’après Saravia donc, les poussent à rentrer en conflit avec l'AUF pour renégocier les contrats. Depuis plus d'un an, les joueurs de sélections poussent en effet dans ce sens, émettent des communiqués pour demander plus de transparence dans l'attribution des droits de la Celeste. Le premier communiqué des joueurs locaux date de deux mois après celui de la sélection. Coïncidence ? Effet d’entraînement ? Manipulation ? Impossible à dire.
Dans tous les cas, les joueurs locaux ou internationaux ont un ennemi commun : Paco Casal, ancien agent, propriétaire de GolTV, de Tenfield et d'autres entreprises dans le domaine de la gestion du football. Aujourd'hui, Casal possède les droits du championnat local par Tenfield jusqu'en 2025, ainsi que les droits d'équipement et d'image de la sélection (qu'il revend à Puma). Pour simplifier, il possède le football uruguayen. Il possède également les droits du championnat Equatorien et une partie des droits chiliens par sa chaîne GolTV qui continue son développement. En Uruguay, c'est grâce à ses « liens » avec les présidents de club qu'il s'est imposé, les décisions prises pour le championnat l'étant simplement à la majorité des présidents de club (16 en première division). Il a donc suffi à Casal d'être en « bons termes » avec quelques présidents comme ceux de Rampla, de Liverpool ou d'El Tanque pour imposer ce qu'il souhaitait. Et ce qu'il veut pour l'avenir va loin, puisqu'il négocie les droits télé à très long terme, il en dispose déjà jusqu'en 2025 et souhaite à nouveau prolonger le bail. Il a intérêt à le faire tout de suite, le président du syndicat des footballeurs ayant son mot à dire sur le contrat, sur le pourcentage de droit à l'image des joueurs pour être plus précis... On parle d'une prolongation du contrat jusqu'en 2032, soit pour les 14 prochaines années.
Il est donc clair que le conflit est loin de se limiter à une simple demande de changement de président du syndicat des joueurs. Des joueurs qui se retrouvent le plus souvent isolés. En témoigne le comportement odieux des présidents de clubs envers leurs propres joueurs. Palma, président de Liverpool souhaite annuler la convention collective (salaire minimum, protection médicale) des joueurs comme punition pour leur grève, d’autres ne souhaitaient plus payer leurs joueurs pendant la durée de leur grève. C'est en effet prévu par le règlement, sauf qu'un club ne peut le faire que s'il est à jour de paiement des salaires. Ce qui n’est pas le cas de la plupart d’entre eux. Damiani, proche de Casal, président de Peñarol, souhaitait jouer coûte que coûte indiquant que « les dirigeants décident, les joueurs jouent », il a également indiqué qu'il n'y avait pas de consensus chez les joueurs pour la grève. Rien n'indique qu'il ait raison à ce jour, aucun joueur en activité ne s'étant prononcé contre la grève. Comment certains présidents vont pouvoir à nouveau se présenter dans le vestiaire ? La question se pose car peu de clubs ont soutenu publiquement leurs joueurs, parmi les rares, l’exception habituelle, le Defensor Sporting. De son côté, en plus des présidents des clubs, les principaux soutiens de Casal sont quelques anciens joueurs comme Francescoli (associé à Casal dans Tenfield) et évidemment tous les journalistes de son média, Tenfield, qui parlent comme un seul homme pendant que Diego Forlán est resté très silencieux.
Issue politique ?
Évidemment, comme cela pouvait se prévoir, la grève a entraîné une tentative de « médiation » de la part du monde politique. Et qui d'autres que ce cher Pepe Mujica, ancien guérillero puis président, issu de la gauche du Frente Amplio (gauche allant des communistes au centre gauche), homme respecté pour sa présidence aux nombreuses avancées sociales et au développement économique intelligent, pour faire office de médiateur ? C'est lui le président en gilet qui avait dit, bien avant tout le monde, que la FIFA n'était qu'une bande de corrompus en direct à la télévision, ce président qui reversait son salaire à une fondation. En fait, n'importe qui d'autre aurait été mieux placé que lui pour ce poste de médiateur, que ce soit au ministère des sports ou à la présidence. Comme tout homme d'affaire intelligent, Casal s'est rapproché au fil des années de Mujica, plaçant ses hommes (Torena notamment, « le Canard Celeste », pseudo-homme d'affaire, par lequel Casal parle dans les médias) auprès de Mujica. Durant son mandat, Mujica a toujours défendu Casal, l'absolvant dans une affaire de fraude fiscale (contre l'avis de son ministère de l'économie) et l'appuyant auprès des présidents de club pour prolonger les droits de diffusion du championnat avec sa société Tenfield. On est loin du déjeuner Sarkozy/Qatar, mais en 2011, Mujica, alors Président de la République, a reçu pour un déjeuner les présidents de Peñarol et Nacional. L'objectif : qu'ils signent la prolongation des droits télévisuels proposée par Tenfield. Les joueurs ont donc été particulièrement surpris que le négociateur, l'entremetteur, soit précisément José Mujica. Du ministère des sports ? De la présidence ? Rien. Face à la méfiance des joueurs, des réunions ont été mises en place au parlement avec Mujica mais aussi avec d'autres sénateurs. Les joueurs y sont venus en force, nombreux, et ont répété que leur seule demande est de reprendre la main sur leur représentant, sur leur syndicat. Les joueurs se battent pour faire entendre leur voix, pendant que les journalistes de Tenfield continuent d'expliquer que tout cela est de la faute de Nike et des joueurs de sélection.
Comme toujours en Amérique du Sud, la vérité est complexe, protéiforme. Les bons peuvent être méchants, la corruption est omniprésente. Alors, il faut rester simple et ne pas penser aux ficelles tirées, mais se battre pour plus de transparence et plus de démocratie. Peut-être que Nike y voit son intérêt, peut-être qu'il y a d'autres entreprises tapies dans l'ombre, mais sans transparence, sans lutte saine, rien n'avancera. La seule sortie possible à ce conflit est que le syndicat des joueurs soit dirigé par quelqu'un qui représente vraiment les joueurs et qui se bat pour que l'argent soit mieux réparti, pour que les contrats soient plus transparents. On ne peut que saluer une volonté de transparence des joueurs, et cette envie d'être acteur de leur environnement.
Mas Unidos Que Nunca.
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En supplément, pour y comprendre un peu plus :
PS1 : Voici l'un des premiers communiqués d'un joueur du championnat. Il s'agit de Santiago Lopez, Bigote :
« Ce silence stupéfiant
Analysant les communiqués des joueurs de la sélection uruguayenne et ceux qui viennent en réponse, je me demande : ne serait-ce pas le moment de nous prononcer ? Pourquoi se taire et seulement taper dans un ballon ?... Si cela nous touche tous et que c'est pour le bien de tous.
Je félicite nos joueurs de la Celeste pour leur défense de tout notre football uruguayen, sur et en dehors du terrain.
Et en même temps, je nous regarde et je vois beaucoup de calme, de froid et de passivité.
Il est temps d’occuper le terrain. Les joueurs aussi peuvent avoir une opinion et générer des idées, des projets, et se prononcer quand c'est nécessaire.
Comme le dit « La Catalina »1 : « Si tu ne changes rien, alors rien ne change ».
Je me prononce en faveur de ce projet Celeste, qui dit clairement quels sont les valeurs à défendre, des valeurs humaines en lesquels je crois, et que j'exprime publiquement ; des valeurs qui agrandissent notre sport.
Je sens qu'ils nous ont donné le coup de pouce qu'il nous manquait. Et je crois aussi que les joueurs uruguayens doivent être solidaires et leur apporter un soutien total, à ce groupe de joueur qui a transcendé ses propres intérêts individuels et qui se préoccupe et s'engage aujourd'hui pour notre réalité locale.
Je crois qu'un football meilleur est possible si nous nous y mettons tous ensemble
Je réitère mon soutien au Capitaine Diego Godin et à tous les joueurs de notre sélection.
Parce que j'ai toujours cru que celui qui ne dit rien acquiesce, il est venu l'heure de nous prononcer.
Santiago Bigote Lopez »
1 Groupe de Murga, la Murga étant une forme d'expression théâtrale satyrique très populaire en Uruguay
PS2 : Une petite anecdote montrant à quel point la situation est bizarre. En décembre dernier, un homme a débarqué en Uruguay. Son nom : Gerardo Molina. Ce dernier promet une offre mirobolante de 68 millions de dollars par an à l'AUF pour les droits du championnat, contre 14 millions par an actuellement avec Tenfield. L'Uruguay s'enflamme alors, cette offre étant la preuve que ce que paie Tenfield est de loin en dessous de ce que le marché peut proposer. Molina se dit représentant de Fox et de la chaîne chinoise PPTV. Lugano (influent auprès des joueurs pour sa carrière) demande à Valdez (président de l'AUF) de rencontrer ce Molina. Au final, après deux semaines de cirque médiatique et plusieurs réunions avec l'AUF, Molina quitte le pays sans ne rien dire à personne, sans même payer son hôtel. Évidemment, sans apporter un début de preuve que l'offre était bien crédible. Depuis, les journalistes de Tenfield, véritables soldats de la Pravda, utilisent cet épisode pour justifier qu'il n'y a pas d'autre possibilité que Tenfield, que tout le reste n'est que fumée. Les joueurs accusent eux Tenfield d'avoir payé Molina pour décrédibiliser leur mouvement.
PS3 : Il y a eu plusieurs grèves en Uruguay, l'une d'elle date de 1948, le championnat avait été bloqué un an, les joueurs se battant à l'époque pour ne plus appartenir indéfiniment à leur club ! Les joueurs avaient obtenu gain de cause puis l'Uruguay, réuni derrière l'un des leaders de la grève, Obdulio Varela, avait été champion du monde. Depuis et jusqu’à aujourd’hui, il n’y avait rarement eu une telle osmose entre les joueurs du championnat local et les joueurs jouant à l'étranger.
PS4 : Pour une version plus complète de Saravia, voici une interview complète sur sa position : http://www.montevideo.com.uy/contenido/Las-40-de-Enrique-Saravia--Hay-jugadores-de-la-seleccion-que-no-estan-de-acuerdo-con-lo-que-hace-el-resto--351083#
Un point particulièrement gênant dans sa version : un ensemble de sous-entendus.