Ce soir, après douze ans de disette et trois dernières participations frustrantes (98, 2002, 2006) l’équipe de Tunisie entérine ses retrouvailles avec le Mondial. Enigmatique pour beaucoup, suivie par un enthousiasme ressuscité teinté d’une légère peur de la raclée. Et si c’est dans cette adversité ou tout le monde le voit s’effondrer que le cru 2018 réveillait la magie de 78 et réconciliait les tunisiens avec leur football ?

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Quand on est tunisien, qu’on soit un local ou issu de la diaspora, il est difficile de passer à côté de la passion pour le foot. Différents stades de cette fièvre existent : Cela peut être un vague intérêt pour une télé allumée en fond lors d’une visite familiale, une obsession qui donne lieu à des débats enflammés dès le matin pour une simple rumeur mercato (avant même de dire bonjour), des heures à se battre avec une chaîne du logiciel sopcast (pour les plus chevronnés) ou encore cette quête de lycéen des années 2000 qui consistait à se procurer 3 dinars 500 par tous les moyens pour un ticket en virage le week-end avec les potes. En ce qui concerne l’équipe nationale, toutes les générations ne sont pas logées à la même enseigne.

Il y a eu les chanceux, qui ont été bercés par la première épopée de 1978 en Argentine. Ils ont vécu en direct ces cinq secondes d’éternité, alors que la Tunisie mène 2-1 face au Mexique. La passe du milieu Nejib Ghommidh trouve le latéral Mokhtar Dhouib, qui inscrit le troisième but. C’est alors que le commentateur devenu par la suite légende de la TV Tunisienne, le regretté Nejib Khattab, se métamorphose en supporter et hurle spontanément comme tout tunisien devant son poste : « Il y est. Il y eeeeeest ». Le cri de ralliement des tribunes quand un but est inscrit retentit, crié par une voix mais en réalité scandé par tout un peuple. Cette même génération maudira le sort quelques jours plus tard sur la frappe de Témime repoussée par la transversale (cruelle défaite face à la Pologne 0-1) puis s’émerveillera devant le récital technique de Tarek Dhiab face à la RFA (0-0) dans une rencontre au cours de laquelle les Aigles de Carthage ont défié les champions du monde en titre les yeux dans les yeux.

Les générations suivantes ont été moins gâtées. Elles ont pu apprécier des techniciens de renom comme Limam et Hergal, mais la période de vaches maigres a traversé les années 80, le navire a tangué et tenu jusqu’au naufrage de la CAN 94.

Puis la période chérie des sémillants trentenaires d’aujourd’hui est arrivée. Les prémices des années de domination des clubs tunisiens en Coupes d’Afrique, époque de la formation d’un socle local dur au mal, pragmatique, tactiquement irréprochable, insubmersible dans ses temps faibles et impitoyable dans ses temps forts. Ce groupe de joueurs, celui des Beya, El Ouaer, Badra, Ben Younes, Ben Slimane, Sellimi, Bouazizi, Souayah et consorts a arraché une finale à la CAN 96, glané le ticket pour le Mondial Français en terrassant l’Égypte à Tunis (1-0) mais n’a pas su ajouter la prise de risques à ses qualités propres dans une phase de poules frustrante face à l’Angleterre, la Colombie et la Roumanie. Qu’à cela ne tienne, les écoliers de l’époque ont connu le bonheur de voir ce lundi après-midi de cours disparaître. « Tunisie-Angleterre est à 14 h, rentrez chez vous » qu’on leur a dit.

La génération d’après a vu ces qualités perdurer, mais dans une forme encore plus efficace grâce au savoir-faire de Lemerre, l’adoption de Silva Dos Santos, et l’apport de tauliers (Bouazizi, Haggui, Jaïdi, Chedli) au sommet de leur art. Cela a donné le triomphe de la CAN 2004, et la participation au Mondial 2006 laissant malheureusement un goût d’inachevé.

Il y a enfin ceux qui n’ont connu que la dernière décennie, celle où tout a dérapé avant 2017. Les déconvenues à la CAN avec quatre éliminations en quart de finale, le désastre Mozambique 2009, le désastre Botswana 2011, le désastre Cap-Vert 2013, la frustration devant les fulgurances hypnotiques de Chikhaoui puis de Msakni, ces longues nuits à espérer que l’un de ces deux virtuoses (ou les deux) ne soit plus un joyau clignotant mais une illumination qui nous sorte de ce tunnel interminable et permette au moins au pays, à défaut de briller mondialement sur certains aspects, d’au moins participer à la grande fête du ballon rond qui se déroule tous les 4 ans.

Il est assez paradoxal que ce soit dans la situation actuelle (que ce soit le pays ou son football) que la Tunisie retrouve cette fête : un championnat miné par la violence et dont le niveau est en chute libre, un vivier local qui s’appauvrit à certains postes, des clubs en crise des cadres soit vieillissants soit trop tendres pour savoir quel tournant leur carrière va prendre, un magicien qu’on espérait briller ailleurs qu’au Qatar, des échecs successifs sur le coaching ayant mené au retour d’un entraîneur (Nabil Maaloul) en échec en 2013. Malgré tout cela, nous allons de nouveau participer à la fête, 12 ans après la dernière apparition. Grâce à la revanche du coach sur ces échecs passés, et un groupe qui a su se forger un caractère et s’est même construit récemment un style assez plaisant.

En plus de ne pas avoir tous le même vécu, nous, fans de foot tunisien, ne vivons pas notre passion de la même manière. Il y a les nostalgiques de l’âge d’or des clubs, qui jurent que le salut passe par un foot local solide, mais enchaînent les syncopes en voyant tour à tour l’Espérance de Tunis et l’Étoile du Sahel déboulonnés par un pâle Al Ahly à l’automne 2017 ; il y a aussi les plus jeunes qui ne sont pas consommateurs du foot local, soit des locaux plutôt axés sur un football européen plus plaisant, soit ceux de la communauté en France qui ne sont pas culturellement liés à ce championnat et n’imaginent pas que quelqu’un de sain d’esprit puisse de lui-même contempler un JS Kairouan-ES Beni Khalled. Cette catégorie de supporters qui ne jure que par la plus-value des expatriés.

Nous n’aimons pas le foot tunisien de la même manière, nous n’avons pas le même âge ni les mêmes références, nous n’avons pas le même avis sur l’équipe de 2018 ni son destin (gloire ou raclées), et certains d’entre nous connaissent et dénoncent les dysfonctionnements qui empêchent le sport de notre pays d’avancer ; mais nous tous, même ceux qui clament préférer que leur club gagne une Ligue des Champions Africaine plutôt que l’EN gagne un match de Coupe du Monde, nous aimons la sélection et nous serons ce soir devant la télé habités par une sacrée ferveur.

Depuis quelques années le football véhicule chez nous des valeurs négatives, basées sur des calculs personnels pour des enjeux et intérêts qui dépassent le cadre du sport, le clivage entre villes et régions et une haine sociale qui s’étend de jour en jour. Ce soir, une occasion que le football crée de nouveau quelque chose de positif se présente.

Essayons alors, rien que pour deux heures, de s’unir dans le soutien de nos représentants sur la scène mondiale et de vibrer tous ensemble. Ca ne réglera pas tous les problèmes, loin de là, mais si  le succès est là, ça peut ajouter un beau souvenir pour ceux qui en ont déjà plein et en faire un tout neuf pour ceux qui n’en ont pas encore.

Croyons-y. Forza Tunisie.

* : « Ramenez la victoire les gars, mon virage est en fusion », slogan générique issu du mouvement ultra tunisien, repris par tous les clubs puis utilisé pour les matchs à très forte affluence de la sélection.

Farouk Abdou
Farouk Abdou
Actuellement à E-management, passé par Echosciences Grenoble, Le Dauphiné Libéré, Sport Translations et Tunisie foot, Africain volant pour Lucarne Opposee