Qu’est-ce qu’il a pu dire comme conneries Galeano ! Et pourtant régulièrement on le ressort, tout fier de pouvoir citer un auteur qui se soit intéressé au ballon rond. Galeano est un peu comme une plage de Sotchi, un somnifère puissant. On parle de Sotchi, mais en fait le stade est dans une autre ville, qui s’appelle Adler, nom qui faisait peut-être trop allemand, alors que c’est à côté de l’Abkhazie. Et puis Cavani et Suárez sont apparus, et tout n’a plus été que football, loin de Galeano.

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Sotchi est une grande déception. Rien à y faire d’autre que de louer un transat’ et attendre que le temps passe en buvant une bière. Dans la ville, rien à faire. Le vrai Caucase est trop loin, le train pour aller à la station de ski ne marche pas, alors on se la coule douce, entouré de Brésiliens ayant choisi le même camp de base que leur sélection. Ils ont dû être déçus ces pauvres Brésiliens. Le long de la plage s’étendent des stands de tirs, la plage est à 90 % privée, Sotchi, c’est les États-Unis du pauvre. Alors on lit, et pour le coup j’ai de la chance d’avoir reçu en cadeau des nouveaux livres sortis récemment sur le football uruguayen. On y apprend plein de chose, comme par exemple le rôle permanent de l’éducation. La première loi rendant l’éducation obligatoire date de 1878, en même temps presque que les premiers matchs sur la terre Orientale. La loi est l’objet de José Pedro Varela, c’est un pionnier en Amérique du Sud. Évidemment, la loi met du temps à être mise en œuvre, surtout à l’intérieur du pays, mais dès la fin du XIXème, l’Uruguay scolarise ses enfants. C’est la première étape d’une marche comprenant la sécularisation de l’état, le droit de vote féminin, etc. Varela retient d’un voyage en Europe qu’il vaut mieux le modèle anglais de sport collectif que le modèle allemand/scandinave de performance individuelle. Il encourage donc la pratique des sports collectifs, football et rugby, au sein des écoles nouvellement ouvertes et au sein de la vie publique en général avec la création de « Plaza de deportes », zones où chacun peut venir jouer. École le matin, football l’après-midi. Ainsi, tout un peuple qui se met au football à la fin du XIXème est loin d’être un peuple d’analphabète qui n’a jamais mis les pieds dans une école. Tout au long de l’histoire du football uruguayen, les Maestros, enseignants, vont également avoir un rôle fondamental. Juan Lopez, sélectionneur national de l’équipe championne du monde de 1950 mais aussi quatrième en 1954, et ainsi déjà un enseignant, sans expérience de footballeur. Il y développe non seulement un jeu mais un état d’esprit basé sur la responsabilité individuelle et la force physique. Aujourd’hui encore, un autre Maestro, enseignant de primaire, tire la Celeste vers le haut. Il ne le fait pas à cause de ses origines, mais avec la volonté de développer l’intelligence individuelle et collective de son équipe, en se disant que l’engagement est bien, presque un minimum, mais que pour gagner il faut autre chose. Le football, à l’image de l’objectif d’une société meilleure, ne doit pas être qui tu es né, mais qui tu veux être.

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Le soleil tape fort à Sotchi, c’est difficile d’adapter tous les stéréotypes qu’on peut avoir sur la terre russe avec ce lieu. Des fous ont acheté des chapkas et sont allés au stade avec, le truc devait être une éponge à la fin, parce qu’on a sacrément transpiré, de la sueur et de la peur. À partir des matchs à élimination directe, dans une Coupe du Monde, les écarts se réduisent, tout devient possible. Et puis c’était les champions d’Europe en face ! Et j’ai beau ne pas le suivre particulièrement d’habitude, un joueur a été extraordinaire, Cristiano Ronaldo. Au-delà de sa qualité technique, il court tout le temps, ne perd jamais espoir, crie sur l’arbitre, vendrait son âme pour une victoire supplémentaire. Il est beau sur un terrain. Sans doute l’un des meilleurs joueurs de cette génération. Pour ce match, il avait en face de lui quelque chose de plus, non pas onze hommes, non même pas douze, mais un seul organisme, unique, vivant, intelligent. Quand Cavani effectue sa transversale vers Suárez, est-on certain que ce soit le cerveau de Cavani qui pense à la passe ou celui de Suárez, et vice-versa pour la passe suivante ? Dans l’intelligence du repli défensif, tout est huilé, comme un moteur, ou chaque rouage sait dans quel sens tourner. Vous me croyez si je vous dis que c’est beau à voir ? Le premier but restera le plus beau de la Coupe du Monde selon mon classement quasi-officiel. Même si l’Uruguay a géré son match, on a eu peur. On ne sait jamais, un corner, une faute d’inattention, une erreur, et tout peut être remis en cause. Heureusement ce ne fût pas le cas. Parmi les satisfactions, et en dehors de l’attaque, Laxalt a encore effectué un travail monstre sur son côté gauche. J’ai trouvé Cáceres moins fringant. Torreira au milieu a annihilé beaucoup d’occasions adverses et s’est donc imposé pour longtemps dans cette équipe. En défense, Gimenez et Godín n’ont encore laissé aucun ballon passé (enfin si, un, celui du but portugais). Guedes s’en souviendra longtemps.

Moscou, c’est autre chose encore, c’est beaucoup plus proche de ce dont on a l’habitude, de Paris, de Berlin. On y retrouve la pluie, mais aussi plein de choses intéressantes, notamment des musées à profusion. J’ai vu des tableaux constructivistes faits avec des tranches de saucisson, je ne m’en suis toujours pas remis. Dans le centre, les Mexicains et Colombiens sont très présents, beaucoup ayant choisi Moscou comme camp de base, mais la ville semble se vider petit à petit. Il ne reste déjà plus que huit matchs dans cette Coupe. La suite s’écrit à Nijni-Novgorod, pour un quart de finale, face à vieil ami...

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Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba