Ce vendredi, l’affiche des quarts de finale de la Coupe du Monde sera le troisième France-Uruguay sur les cinq dernières Coupe du Monde. Depuis le premier de 2002 à celui 2018 en passant par 2010, tout a changé pour la Celeste. France – Uruguay n’est ainsi pas qu’un quart de finale d’une Coupe du Monde, il permet de mesurer l’héritage laissé par le cycle Tabárez.

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Busan – Coupe du Monde 2002, 0 – 0

Deuxième journée de la phase de poule de la Coupe du Monde sud-coréenne et japonaise. Cette compétition marque un retour pour l’Uruguay, après avoir piteusement manqué les exercices 1994 et 1998. L’Uruguay avait déjà connu des absences répétées en Coupe du Monde, mais presque jamais la Celeste n’avait manqué deux compétitions de suite, surtout sachant que la compétition est passée à 32 équipes. Malgré une Copa America 1995 gagnée à domicile, l’Uruguay n’est plus que l’ombre de lui-même. Les entraîneurs se succèdent, le public de la sélection se divise entre supporters de Peñarol ou de Nacional, plus rien ne fait l’unanimité. Victor Pùa, le sélectionneur est critiqué pour son absence de palmarès, il avait principalement été choisi comme produit de la fédération, ayant eu de la réussite avec les équipes de jeunes, mais surtout n’étant pas marqué par l’un des deux grands clubs. La fédération est alors minée par un homme, Paco Casal. Pourtant, lors de la qualification agonique obtenue contre l’Australie, les écrans géants du Centenario font apparaître un « Gracias Paco » fort prétentieux. Casal est un agent / homme d’affaire comme l’Amérique du Sud sait en créer, possédant dans les années 90 les droits de la majorité des joueurs de la sélection, mais possédant aussi dès 1998 jusqu’à aujourd’hui encore les droits de diffusion du football local. Sauf qu’il utilise son accès à la fédération pour valider les sélectionneurs (c’est lui qui avait imposé Passarella, un échec cuisant) et demander la sélection de certains plus que d’autres. Ainsi, un de ses joueurs, Daniel Fonseca, est appelé dans la première liste pour la Coupe du Monde 2002 alors qu’il n’a pas joué trois matchs avec le Nacional pour son retour en Uruguay. Oui, mais c’est un joueur proche de Paco. À cette période, l’homme d’affaire est partout et dérange tout le monde. Les joueurs rechignent à venir en sélection, aucun projet n’est établi sur la durée. Rien ne va plus.

Pourtant l’Uruguay dispose d’un bon groupe de joueurs avec des Álvaro Recoba, des Paolo Montero, des Darío Rodríguez, des Sebastián Abreu et même un petit jeune de 23 ans, Diego Forlán. Dans ce groupe A, avec les champions du monde français, quelques espoirs sont permis. Pourquoi ne pas lutter derrière les Bleus ? Mais le tournoi démarre mal. Comme en 1986, les Danois dominent des Uruguayens sans réel projet collectif. Malgré le but de Rodríguez, l’un des plus beaux de la compétition, l’Uruguay s’incline déjà, tout comme les Français, qui perdent à la surprise générale contre le Sénégal. Le match suivant, à Busan le 6 juin 2002, est déjà celui de la mort. FranceUruguay. Malgré le fait de jouer 70 minutes en supériorité numérique, suite à l’expulsion d’Henry sur un tacle non maitrisé, l’Uruguay joue toujours en contre, incapable de dominer le jeu. Pourtant, ils donnent tout. La garra charrúa, qui n’a rien à voir avec les indiens du même nom mais plus avec cette idée de mettre la tête la ou les autres ne mettraient pas le pied (lire La garra charrúa : dernier héritage de la résistance indienne), ils l’ont. Ils défendent et n’arrivent pas à passer cette étape. Au final, les deux équipes pensent que le match nul leur laisse chacun une chance de se qualifier. Ce ne sera le cas pour aucun des deux. L’Uruguay prend l’eau 3 à 0 à la mi-temps face au Sénégal, jouant affreusement mal, commettant de nombreuses erreurs défensives. Le Sénégal va cependant donner l’occasion à l’Uruguay de revenir dans le match après le retour des vestiaires, avec notamment un but du Chenge Morales, un autre du remplaçant Forlán puis un penalty de Recoba. L’Uruguay avec les tripes, avec l’instinct, en mettant tout, est revenu dans le match, un dernier but les qualifie. Mais l’instinct n’est pas tout. A la 90ème, Morales est seul, au six mètres, et doit pousser un ballon repoussé par le gardien dans le but vide. Incroyablement, sa tête passe à côté. Puà a beau la refaire dans le vide, le score reste de 3 à 3. En l’absence d’idée, l’Uruguay est éliminé en phase de poules. Il ne reverra pas la Coupe du Monde avant 2010.

Le Cap – Coupe du Monde 2010, 0 – 0

L’Uruguay est en effet de nouveau absente de la Coupe du Monde 2006, perdant la qualification aux tirs au but face aux Australiens. Durant les éliminatoires de 2006, la Celeste connaît trois sélectionneurs, accentuant toujours l’absence de régularité, de projet tactique, et de développement des joueurs. Puà est remplacé par l’extravagant Juan Ramon Carrasco, qui ne survit (évidemment) que quelques mois avant d’être remplacé par Jorge Fossati qui sauve les meubles en qualifiant la Celeste pour le repêchage. Malheureusement, rien n’y fait, les Australiens (qui donneront plus tard du fil à retordre aux Italiens) sont au-dessus. Le président de l’AUF, Eugenio Figueredo, obscur personnage qui sera banni par la FIFA en 2015 après les enquêtes du FBI, a grillé toutes les cartouches d’entraîneurs possible. Il fait alors finalement appel à Óscar Washington Tabárez.

Ce dernier s’est retiré du football depuis quatre ans, mais a préparé son projet en sous-main, un projet qui porte un nom : Institutionnalisation des processus des Sélections et de la formation des footballeurs. Il ne laisse le choix à personne, ce sera lui, et ce sera comme ça. À partir de ce moment, plusieurs nouveaux systèmes de fonctionnement vont être établis. Tout d’abord, Tabárez va lier toutes les sélections entre elle, des U17 aux A. Lors des périodes de sélection, ces derniers seront tous logés au sein du Complejo Celeste, remis à neuf, sous les posters des champions Olympiques et des champions du monde. Des référents sont mis en place, Lugano, Eguren, Scotti, et une stabilité est établie dans les listes des sélectionnés. Le plus emblématique étant Maxi Pereira, sélectionné alors qu’il ne joue encore qu’au Defensor, et qui restera toujours fidèle au poste jusqu’en 2018 (122 sélections). Chaque joueur est mis face à ces responsabilités : il faut s’organiser pour que la sélection soit une priorité et connaître l’histoire de la sélection. Il n’y a plus de « retraite internationale », un joueur ne pouvant refuser de jouer pour son pays. Le processus met du temps à être mis en place, et certains biais demeurent. La Celeste n’arrive pas à se qualifier directement et doit repasser par un barrage face au Costa Rica. En plein novembre, dans le brouillard montévidéen, Abreu marque et qualifie tout le pays. Six mois plus tard, contre la France, Óscar Tabárez commence la Coupe du Monde avec Forlàn et Suárez en attaque, mais avec dans l’idée de garder le score. Si l’Uruguay avait joué le match dans un registre plus offensif, peut-être l’aurait-il gagné ? Le score est à nouveau de 0-0, comme en 2002. La France est sur le point de sombrer, pas l’Uruguay. Lors du deuxième match, le Maestro fait confiance à son équipe, fait reculer Forlán derrière Suárez et fait entrer, également en attaque, Cavani. Pas mal pour une équipe dite défensive. Mais les joueurs savent maintenant jouer ensemble, et cela marche. S’ensuivront l’Afrique du Sud, le Mexique, la Corée du Sud puis le Ghana. Fatigué par un parcours pas suffisamment anticipé, l’Uruguay perd pied face aux Pays-Bas, et perd la petite finale contre l’Allemagne. Malgré tout, cette victoire est celle de la renaissance de l’Uruguay, avec toujours cette même volonté mais avec en plus un projet de jeu et un vrai collectif.

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Montevideo – Amical 2013, 1 – 0

Ces victoires ne sont pourtant que le début d’un long et heureux voyage. Tabárez commence à voir le fruit de son travail arriver avec de nombreux joueurs provenant des équipes de jeune qui s’installent en équipe première. La Celeste gagne sa quinzième Copa America en 2011, avec une saveur particulière puisqu’elle est gagnée chez le grand rival argentin, battu en quart de finale aux tirs au but. Pour se préparer à la Coupe du Monde au Brésil, la France décide d’emmener son petit monde en hiver pour une tournée en Amérique du Sud. Alors que l’Uruguay prépare la Coupe des Confédérations et que les Bleus sont déjà en vacances, l’Uruguay gagne 1 à 0 dans un match sans forcément beaucoup de saveur. À la même période, le président de l’AUF renouvelant les contrats de diffusions enlève des cadeaux qui étaient jusqu’à présent « donnés » à Paco Casal via son entreprise de diffusion Tenfield. L’Uruguay reprend la main sur la diffusion des matchs des qualifications sud-américaines ainsi que sur l’organisation des matchs amicaux. Les prix précédents étant largement sous-évalué, l’AUF gagne de l’argent en faisant entrer la concurrence. Non seulement, la sélection va mieux footballistiquement, mais elle sort aussi du marasme économique et de la dépendance à un homme. Est-ce que l’un serait arrivé sans l’autre ? On ne le sera sans doute jamais, mais Tabárez a toujours appuyé les décisions menant vers plus de transparence.

Au Brésil, la France et l’Uruguay feront deux choses auxquelles elles n’ont pas habitué leurs supporters : faire un parcours bien, mais sans plus (également appelé la jouer à la mexicaine). La France arrive en quart perdant contre le futur vainqueur allemand. L’Uruguay se tue à sortir d’un groupe très relevé avec le Costa Rica, l’Italie et l’Angleterre. En huitième, l’influx nerveux déjà dépensé ainsi que l’absence de Suárez ne permettent pas à la Celeste de pouvoir viser plus haut. Il faut à nouveau recommencer, mais pas de zéro comme la Celeste en avait l’habitude, en gardant ces bases saines construites depuis 2006.

Nijni Novgorod – Coupe du Monde 2018

Car durant ce temps, le Proceso Tabárez a infusé chez les jeunes et surtout, donné des résultats. Dès 2007, la sélection des moins de 20 ans s’installe dans le trio de tête des différents Campeonatos Sudamericano de la catégorie avec, apogée de cette décennie, le titre décroché en 2017. Le fait d’être systématiquement dans le top 3 de la confédération ouvre aussi les portes des Coupes du Monde de la catégorie. Alors que les u20 uruguayens n’avaient pas connu l’ivresse mondiale depuis 1999 et la quatrième place de la génération Chevantón – Forlán, depuis 2007, elle ne manque plus aucun rendez-vous (six consécutifs), atteint une finale, la deuxième de l’histoire en 2013 (perdue face à la France aux tirs au but) et une demi-finale en 2017 (perdue face au Venezuela encore aux tirs au but). Tous ces jeunes, nourris aux joutes mondiales, sont ensuite intégrés à la sélection A, l’illustration avec la sélection 2018 qui inclut Laxalt, Gimenez, Silva, De Arrascaeta, et Varela.

Óscar Washington Tabárez : « Dans le football, les aspects humains sont essentiels »

En éliminatoires, l’Uruguay arrive à se qualifier avec une facilité qu’il n’a que rarement connue avec une deuxième place au classement et une gestion parfaite dans le calcul des points à engranger. De nombreux joueurs, surtout au milieu, font leur apparition : Nández, Bentancur, Vecino, Laxalt, De Arrascaeta, tous issus du processus de sélection juvénile. Mais au-delà des simples résultats, le Proceso a formé des hommes : « La parole sacrée au sein de mon staff technique est le respect. La première chose que nous enseignons aux enfants de 13 ans est qu’ils doivent dire bonjour quand ils passent devant des gens, même s’ils ne les connaissent pas, et remercier ceux qui nettoient leurs équipements, leur servent la nourriture… », déclare el Maestro à la télévision uruguayenne en novembre 2017. Le Maestro Tabárez ne révolutionne pas le football uruguayen par l’inclusion d’un nouveau système de jeu, il le fait en créant le club « Uruguay », celui que chaque joueur défend, celui qui porte les mêmes valeurs à défaut de système tactique unique – au cours des douze années du Proceso, l’Uruguay n’a pas toujours utilisé le même schéma de jeu, el Maestro déclarant ainsi : « C'est difficile d'avoir un style de jeu. J'aimerai jouer en 4-3-3. Le Brésil le fait parce qu'ils ont cinq millions de joueurs de foot, et de ces cinq millions un bon pourcentage pourrait être joueur de sélection. Mais je ne peux pas le faire parce que je n'ai pas autant de joueurs déséquilibrants pour être compétitif si j'avais des blessés ou des suspendus. La façon la plus adéquate pour moi de travailler est de travailler avec les jeunes, de former des joueurs, de leur donner de l'expérience, sans les formater à une façon de jouer ». Un joueur doit faire partie de l’équipe « Uruguay », des premières sélections des U20 jusqu’à l’équipe A, il défend le même maillot, partage le même centre d’entraînement, les mêmes exigences, les mêmes posters de champions du monde de 1930 et 1950 qui tapissent les murs de la cantine.  Cela veut dire qu’un jeune doit être irréprochable dans son attitude et qu’un vétéran doit aussi porter les sacs à l’entraînement. Cela veut aussi dire qu’un groupe doit faire face ensemble à la défaite, ou qu’un jeune qui fait six bons mois doit attendre avant d’être appelé. Cela se traduit aussi par le comportement des internationaux qui les pousse par exemple à mener une campagne pour que l’équipementier de la sélection paie le juste prix, alors que jusqu’à présent Tenfield le payait une bouchée de pain à l’AUF avant de le revendre avec une belle marge à Puma (le communiqué de presse et les menaces faites marcheront, Tenfield multiplie par sept sa proposition pour s’aligner avec celle de Nike). Le capitaine Godin est en première ligne, avec l’appui exprimé à plusieurs reprises par Tabárez. Les joueurs ont pris conscience de leur pouvoir, sur et en dehors du terrain. « Un joueur de la sélection m’a dit une fois que la vie c’est cela, d’enseigner aux autres et d’établir des ponts. Je pense, je suis convaincu que c’est vrai », déclare ainsi Tabárez à quelques heures de son quart de finale (lire Óscar Tabárez : « La France sera notre grand rival, jamais notre ennemi »), ses joueurs créent ainsi la Fondation Celeste pour mener à bien des projets caritatifs, disposer d’une structure permettant de se réunir, avec quelques anciens qui commencent à jouer un rôle institutionnel comme Lugano ou Scotti et surtout influent et s’organisent pour aider le football local. C’est ce processus qui a ramené aussi le public vers sa sélection. Au-delà des succès, des simples résultats, le peuple uruguayen pousse de nouveau d’un seul homme sa cause nationale, sa Celeste. Comme il y a près d’un siècle quand les anciens inventaient un nouveau football, le Maestro a réconcilié les siens avec leur riche histoire. Plus aucun détail ne vient perturber la préparation à la Coupe du Monde. L’AUF ayant récupéré l’organisation des matchs amicaux, elle a pris l’argent en participant à la China Cup en mars, mais a décidé de n’organiser qu’un match amical, à domicile, en juin. Pas d’amical organisé à Miami, Londres ou Jérusalem, fatiguant plus qu’autre chose. Le peuple uruguayen peut dire au revoir à son équipe face à l’Ouzbékistan, tranquillement, avec des places populaires à moins de 10€. La sélection est devenue une institution, respectueuse de son histoire, respectée et connectée à son peuple. En Russie, après quatre matchs maîtrisés, l’Uruguay retrouve donc son vieil ami la France pour une énième confrontation. Avec la volonté de démontrer que plus que jamais le chemin était la récompense.

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba