Pour finir l'année 2019, une année durant laquelle la sélection a été invaincue en matchs amicaux et officiels, le Maestro a donné quelques interviews à des médias uruguayens, notamment la radio Del Sol, pour faire le point après bientôt quatorze années de travail.

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Nous sommes à la veille d'une année très spéciale, avec huit matchs d'éliminatoires et au moins cinq de Copa América, en espérant évidemment jouer quelques matchs en plus. Une année très celeste ?

Oui, très celeste, mais aussi très exigeante. Par exemple les équipes qui seront en finale de Copa América auront eu à jouer plus de matchs que pour arriver en finale de Coupe du Monde ! Et ceci au milieu des éliminatoires, alors que beaucoup de joueurs jouent dans des équipes de haut niveau, aussi très exigeantes. Donc, espérons qu'il ne se passe rien niveau blessure, il va falloir observer les joueurs avec beaucoup d'attention, prendre des mesures pour essayer d’atténuer cette série de matchs à jouer.

Il y a quelque chose qui me paraît important : la sélection a connu un processus graduel de renouvellement avec des nouveaux joueurs, et, sur les derniers mois, le graduel s'est transformé en explosion avec l'apport de nouveaux jeunes joueurs qui sont une alternative supplémentaire ?

[Rires] Oui, cela me fait sourire, parce que je n'aime pas le mot « explosion ». Que reste t'il après une explosion ? L'explosion, c'est arrivé à la limite, être au bout. Et je ne pense pas que les Bentancur, Valverde, Torreira ne peuvent plus évoluer ou s'améliorer.

Je le disais dans un autre sens, que le processus d'intégration de ces joueurs était terminé, mais que c'était maintenant le tour de trois ou quatre joueurs supplémentaires qui n'étaient pas dans la sélection avant. Oui, ils avaient fait le processus, les sélections de jeunes, je me réfère à Brian Rodríguez, à Matías Viña, à Brian Lozano. Je le disais la dernière fois, je pense que l'Uruguay a une réserve beaucoup plus grande que ce qu'elle avait avant.

Je crois que oui, sauf pour quelques positions sur le terrain pour lesquelles nous n'avons pas tant de possibilités, mais pour d'autres oui. Cela inclut des joueurs qui n'étaient pas dans la sélection majeure, qui auraient pu y être, mais pour lesquels nous n'avions pas eu l'opportunité. Pendant un temps, on disait cela de l'attaque, mais maintenant c'est au milieu où nous avons trente-cinq/quarante joueurs que nous pourrions appeler. Il faut les choisir sur des critères, ceux qui ont le plus de chances de jouer, et souvent, au milieu de terrain. Depuis le Mondial, nous avons Torreira, Vecino, Bentancur… Valverde n'était pas au Mondial, mais a une progression qui se concrétise de manière surprenante, pour le joueur qu'il est et ce qu'il arrive à faire, ce processus de matérialisation de son talent, pour la sélection et pour l'équipe qu'il défend. Donc tout cela ne me rend pas content, mais plutôt satisfait, parce que nous l'avions prévu, c'était notre intention. Comme tous les entraîneurs, nous essayons des choses et quand les joueurs réalisent ces choses, quand ils donnent du sens à ce qu'ils font... Cela a à voir avec leur profil personnel plus qu'avec le professionnel ou le football, et avec l'environnement qu'il y a dans la sélection ou chacun aide chacun. Notre espoir aujourd'hui, si nous ne rencontrons pas d'obstacles comme par le passé, des obstacles tels que des blessures de joueurs dans un secteur du terrain, je crois que nous avons de quoi faire face à ces éliminatoires, conscient du difficile que sont ces éliminatoires, mais avec l'espoir que nous pouvons réussir ce que nous souhaitons.

Avec ce calendrier étrange aussi et ces éliminatoires U23 [NDLR : pour les JO], qui, comme vous dites, ne permettent pas d’appeler quarante joueurs… Ce type de compétition vous permet de voir des joueurs qui n'ont par exemple pas participé aux sélections de jeunes, mais qui ne sont pas loin du niveau de la sélection.

Oui, oui, nous le prenons en compte et nous prenons en compte tout ce qui se passe avant et pendant ce type de compétition. Nous n'avons pas de certitudes. Il y a une première liste de joueurs, un premier cercle, et nous ne pouvons nous permettre d'attendre d'autres joueurs qui ne viendront peut-être pas après [NDLR: seuls les joueurs évoluant dans les championnats CONMEBOL ont été appelés, en attente d'accord des clubs de ceux évoluant dans d'autres confédérations] et avoir moins de joueurs dans l'équipe. Cela faisait longtemps que l'on ne faisait plus ce type de tournoi, il revient, et il y a déjà des rumeurs que cela ne se refera plus à l'avenir… Pour le moment, je garde donc juste à l'esprit que cela montre que le processus de jeunes ne s'arrête pas aux U20, que c'est trop tôt. Qu'il y ait quelque chose d'institutionnalisé, des tournois, pour les joueurs U23 est très attractif, très compétitif. Ils sont à la frontière avec la sélection majeure, surtout pour nous qui avons un processus fort chez les jeunes et donc il faut ces compétitions. Malheureusement, jusqu'à présent ce n'était pas le cas sur notre continent, même si c'est juste copier ce qui se fait bien en Europe. Quand la Coupe des Nations se joue en Europe, les U21 la font avant, ils font le même type de tournoi, et ils ont toujours des compétitions importantes, significatives, qui augmentent leur expérience du haut niveau, leur expérience de l'exigence. Dans notre cas, quand un joueur ne va pas directement des U20 à la sélection majeure, son accès ultérieur se complique beaucoup, sauf s'il va dans un environnement très exigeant où il y joue au haut niveau et s'y impose. C'est ce que nous observons toujours avec beaucoup d'attention, ces détails, pour pouvoir accrocher plus de joueurs à la sélection.

Je me souviens de ce que je pensais, de la rotation, de la meilleure possibilité de rotation nécessaire.

Évidemment, on l'a fait par exemple contre la Hongrie où on avait planifié jusqu'aux changements. C’est quelque chose que l'on ne fait pas en général, mais durant ce match oui, même si ce match a été très important. Je me souviens d'avoir écouté, à l'âge de sept ans, à l'école, le match Uruguay - Hongrie de 1954. Je me souviens encore du nom de tous les joueurs hongrois, ce sont des choses qui restent. Mais nous étions aussi conscients que le match contre l'Argentine, sur lequel planait un doute jusqu'à la fin, était très important. Nous nous sommes mis dans les conditions pour faire un effort en rapport avec l'importance de ce match. C'était aussi important de rendre les joueurs intacts à leur équipe, parce que par exemple Vecino a fait deux très bons matchs contre le Pérou, mais il est rentré avec une gêne musculaire. Ces choses doivent être planifiées durant les éliminatoires FIFA, la Copa América étant différente, les joueurs ne rentrant pas en club. Quand c'est possible, cette rotation est importante pour la progression et la confirmation du joueur, elle peut être utile. Elle dépend du nombre de joueurs à disposition, du niveau, de la certitude que le niveau ne baissera pas si l'on met tel joueur ou tel autre. C'est en effet une progression par rapport à ce qu'est devenue la sélection.

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L'absence de temps de jeu de Cavani vous préoccupe pour l'avenir ?

Oui, pour l'importance qu'a le temps de jeu, le rodage. Il lui arrive cela en étant le meilleur buteur de l'histoire du Paris Saint-Germain, en étant une idole des supporters. Il marque le cinquième but, sur penalty, et tout le stade crie « Cavani, Cavani ». Donc moi je souhaiterais qu'il joue parce que je suis sûr que c'est ce que lui désire. Il est professionnel, plein d'humilité, comme il est, et je crois que ce problème, il le solutionnera au Paris Saint-Germain ou au sein d'une autre équipe. Mais ça ne durera pas trop longtemps pour ne pas lui porter préjudice en sélection. Les matchs contre la Hongrie et l'Argentine ont montré qu'il savait toujours marquer, qu'il est toujours aussi important même en revenant d'une longue blessure. Vous, les journalistes, m'avez souvent demandé après la Coupe du Monde et la Copa América si j'avais pensé aux remplaçants de Suárez et Cavani. C'est l'inverse, pour moi, je ne vais pas convoquer d'autres joueurs que Suárez ou Cavani pour essayer, parce que cela n'aurait aucun sens. Avec leurs qualités, avec leurs qualités de référents au sein de l'équipe, ce sont deux des plus expérimentés de la sélection avec Godín, qui est le plus ancien, mais les deux peuvent encore beaucoup apporter en tant que référents. Et je suis beaucoup plus rassuré qu'un joueur nouveau joue avec eux, avec leur professionnalisme, se coordonnant avec eux, que d'appeler des nouveaux et de les lancer comme ça. Le football n'est pas ainsi. Le principal facteur de rendement est la capacité individuelle du joueur, mais il faut partager les objectifs et le sens de ce que l'on fait, pour réussir les objectifs collectifs qui donnent la vraie force aux équipes. Tout démarre par le fait d'avoir des bons joueurs. Il y a toujours des doutes sur l'âge, quand le premier chiffre commence à être un trois, mais ce n'est pas non plus un drame, et au-delà des statistiques, c'est un fait que la vie professionnelle des joueurs s'est allongée surtout pour ceux qui jouent au haut niveau, qui ont beaucoup appris sur l'attention envers eux-mêmes, sur le professionnalisme, sur l'entraînement... La durée de vie du footballeur s'est donc allongée et il faut aussi respecter les individualités, chaque cas est différent, il y a des joueurs qui jouent sans problème à trente-huit ans et d'autres qui, comme c'était mon cas, doivent arrêter à trente-deux ans. Cela dépend de chaque cas, de la génétique même, des expériences, des blessures qui influencent beaucoup en cela, donc nous sommes très tranquilles sur tout cela. Je l'ai déjà dit sur Cavani, j'aimerais le voir jouer toujours, mais ce n'est pas un problème vu le temps que nous avons devant nous avec la sélection.

J'ai un ami scientifique qui fait de la biologie moléculaire et qui me dit toujours « c'est une coïncidence historique irrépétible qu’en Uruguay Cavani et Suárez puissent apparaître en même temps ».

On pourrait en faire une table ronde avec des scientifiques [Rires]. Ils sont nés dans la même région, avec une différence de quelques mois... Ce sont des choses qui arrivent et qui doivent nous rendre fiers. Ils montrent que nous pouvons réussir. Ils font partie de notre processus de sélection de jeunes et sont aujourd'hui des figures reconnues, au-delà même de la sélection.

Je me souviens qu'en 2007 la Copa América se joue au Venezuela, mais Suárez et Cavani vont à la Coupe du Monde U20 au Canada. Je vais même me permettre de dire quelque chose que vous, vous ne diriez pas, mais en même temps qu'eux est arrivé une troisième personne, vous, et vous êtes justement ce qui nous manquait auparavant, un chef d'orchestre, qui fait fonctionner l'équipe à l'unisson. Sur ces trois pattes, Cavani, Suárez et vous, s'appuie tout le succès du processus.

Et pourtant j'étais déjà passé par la sélection, mais je ne savais pas encore jouer la musique [Rires]. En 2007, Suárez aurait pu venir à la Copa América et j'en ai parlé avec lui. J'ai préféré qu'il termine le cycle de sélections de jeunes. L'équipe était principalement composée de joueurs du cycle précédent, et lui était très jeune. Au-delà du talent, j'ai préféré lui donner plus de temps. Il a commencé pendant la campagne d'éliminatoires suivante et il a marqué le premier but de l'Uruguay dans cette campagne. Cavani a pris plus de temps, mais s'est intégré et a grandi de façon incroyable. Des joueurs en sélection de jeunes, certains s'imposent d'autres non. C'est rarement pour des raisons de techniques footballistiques, c'est parce qu'ils n'arrivent pas à donner un sens, c'est difficile pour eux de savoir où ils sont et pourquoi ils sont là, et quand ils se rendent compte, le temps ne les attend pas, il est parfois trop tard. Ils sont parfois mal conseillés, personne ne leur explique les choses, il y a des transferts... Sur ce sujet nous avons beaucoup avancé, beaucoup, et le cas de Valverde est un exemple pour ce qu'il a fait, par où il est passé, c'est un exemple pour tous les jeunes. Un joueur qui est arrivé à 14 ans à la sélection, tout petit, timide, une voix inaudible, et maintenant qui montre le talent qu'il a toujours eu, mais tu vois comment il communique, il parle dans les interviews, toutes ces choses sont là parce qu'il a été aidé, et qu'il a donné du sens. On peut m'envoyer trois fois par jour un professeur d'anglais, mais si je ne fais pas le « clic » de me rendre compte que c'est important pour moi, de l'incorporer, cela ne sert à rien. C'est le clic qu'ont fait ces joueurs. Pareil avec Brian Rodríguez, qui n'avait pas passé le « cut » avant la Copa América U20 l'année dernière, parce qu'il n'avait pas montré suffisamment à ses entraîneurs. Ce n'est pas nous qui nous étions trompés, c'est lui qui a démontré son talent par ce qu'il a fait par la suite avec Peñarol. Il a montré des choses incroyables qu'il ne nous avait pas montrées, sur sa vélocité par exemple, ses passes, sa prise de décision près de la surface, toujours apporter dans les couloirs, combiner, en un contre un... Pourquoi il ne le faisait pas avant mais le fait maintenant ? Pourquoi Darwin Núñez avant, pendant le Sudamericano des jeunes tirait quand il ne devait pas, passait quand il ne devait pas ? Il faut multiplier les appuis pour que les joueurs comprennent. Darwin Núñez a ensuite connu la joie d'un but à la dernière minute lors d'un clásico contre Nacional à Miami, puis est revenu en Uruguay et a marqué trois buts contre Boston River, mais pas trois buts où il n'avait qu'à pousser la balle, trois buts où il a dominé la situation. C'est un progrès. Il est maintenant titulaire dans une équipe de deuxième division en Espagne, d'assez haut niveau, et il a eu des opportunités avec la sélection. Alors qu'on jouait à dix, à l'extérieur au Pérou, il a eu le mérite et le destin, il faut toujours remercier le destin, de marquer le but de l'égalisation que nous méritions. Le plus important dans tout cela est le joueur. Quand le joueur se rend compte de certaines choses, de ce qu'il a et de ce qu'il peut faire, seul et avec d'autres joueurs dans des combinaisons, c'est ce qui fait la différence et qui fera qu'il sera convoqué à nouveau dans le futur. C'est arrivé aussi avec Viña, qui n'est pas une surprise mais qui n'était pas non plus titulaire avec les U20. C'était un joueur qui entrait parfois et qui nous avait apporté beaucoup, notamment un but à la dernière minute contre le Brésil lors du dernier Sudamericano U20. Après on parle avec lui, de son apport à l'époque, des capacités qu'il pouvait apporter en attaque, de frapper ou de centrer, des efforts répétitifs, et il y est arrivé. Il a eu des opportunités, contre les États-Unis il est titulaire, il fait ce qu'il sait faire, depuis la défense. Son travail défensif ce jour-là a été spectaculaire. Il y a mis toute la concentration dans ces aspects, la signification de ses efforts, il sait que cela sert l'équipe et à lui sur le plan personnel, et de cette façon, on peut apporter de nouveaux joueurs. Des fois cela ne marche pas, pas tout de suite, et si les changements ne sont pas faits, c'est parfois qu'il n'y a pas d'autres solutions. Les jeunes se battent toujours, ceux de la sélection U17 de l'année dernière sont déjà en train d'arriver... Ce n'est pas grâce à une personne, c'est grâce à une coordination et les footballeurs sont plus visibles et toujours nous transmettons ce que nous souhaitons transmettre sur la partie footballistique. Je suis donc satisfait sur la sélection à l'heure actuelle.

Pour terminer, dix ans de travail coordonné commencent à donner leurs résultats. Il y a des joueurs qui ont fait toutes les sélections de jeunes et qui commencent à exploser...

[Rires]

Non pardon, je retire l'expression exploser, des joueurs commencent à surgir.

Évidemment, même si je commence à ne plus aimer parler du temps qui passe, mais en mars nous avons célébrer les quatorze ans de travail à la tête de la sélection. Du début, il ne reste plus qu'un joueur, Godín. Et ceux qu'on appelait à l'époque en remplaçant, il n'y a que Muslera et Suárez...

Et Cáceres ?

Cáceres est arrivé en 2008, il n'y était pas avant. Suárez si, presque depuis le début.

Pour terminer, vous allez faire quelque chose de spécifique, de nouveau, d'ici à mars pour préparer cette nouvelle année, ou le travail sera-t-il toujours le même ?

Nous avons en tête le tirage au sort des éliminatoires. Essayer d'avoir de la chance tout en sachant que la chance, on ne sait qu'après le match si on l'a eu ou pas dans les tirages au sort. Grâce à la FIFA qui influe beaucoup sur ce type de sujet, ce sera un tirage intégral, comme en Champion's League où tu peux avoir comme premier match un Real Madrid-Liverpool, il n'y aura plus d'arrangements dans le calendrier comme avant avec le Brésil et l'Argentine qui ne pouvaient pas s'affronter ou affronter la même équipe lors des deux derniers matchs par exemple, juste parce que ce sont des équipes puissantes qui l'ont déjà montré en gagnant des éliminatoires avec beaucoup de points par le passé. Mais les éliminatoires sont de plus en plus d'un niveau égal, et c'est de plus en plus difficile, donc nous verrons où nous devrons aller jouer. Nous avons déjà joué de nombreux éliminatoires ensembles, et cela entre en ligne de compte, cela joue en notre faveur. Cela ne veut pas dire que d'autres équipes ne l'ont pas, mais nous avons l'expérience par exemple des matchs en Bolivie ou en Colombie et nous pouvons jouer où nous avons à jouer. Lors des dernières éliminatoires, nous avons gagné en Bolivie et fait match nul à Barranquilla. Durant les deux prochaines années l'objectif sera de se qualifier et de réussir à nouveau, ce serait la quatrième fois de ce processus.

Traduction Jérôme Lecigne pour Lucarne Opposée

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba