Classé deux fois meilleur arbitre du monde en 1988 et 1989 par l’IFFHS (International Federation of Football History and Statistics), Michel Vautrot a dirigé trois rencontres lors du Mondial 1990 en Italie. Dont un électrique Italie – Argentine en demi-finale à Naples. C’était le retour de la star napolitaine et argentine, Diego Maradona, dans son antre de San Paolo. Ce match fou où Vautrot oublie de siffler la mi-temps de la prolongation, celui d’ouverture où il décerne deux cartons rouges à l’encontre des Camerounais mais aussi son avis tranché sur le VAR, l’ancien arbitre français s’est livré, avec bonne humeur et sans concession.

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Âgé aujourd’hui de 73 ans, l’aimable franc-comtois a eu une vie professionnelle trépidante. À son compteur d’homme en noir, il a arbitré, entre autres, pas moins de cinq matchs de Coupe du Monde (deux durant le Mondial espagnol en 1982 et trois lors du Mondial italien en 1990), cinq finales de Coupe de France (1979, 1982, 1983, 1984 et 1987) et une finale de Coupe des clubs champions européens 1985-1986 qui a vu le Steaua Bucarest de Lázló Bölöni l’emporter contre le FC Barcelone de Bernd Schuster. Des anecdotes, ce natif de Saint-Vit dans le Doubs n’en manque pas. Surtout lors de cette Coupe du Monde 1990 en Italie qui, vingt-neuf ans après, reste gravée au plus profond de sa mémoire. 

Michel, vous arrivez à la Coupe du Monde 1990 avec le statut de meilleur arbitre international…

(Il coupe) C’est un titre qui n’est pas officiel. Il est décerné par l’association des journalistes mondiaux… Ça ne veut rien dire du tout. Bien sûr, ça fait plaisir à ton égo mais j’ai toujours dit et je continue de dire : le « meilleur arbitre » n’a jamais existé. Il est encore à inventer. Tu as des bons qui se trompent et des moins bons qui ne se trompent pas. Dès que tu entres sur la pelouse, tu oublies tout et tu commences comme si tu débutais ta carrière. 

Est-ce que ce titre « non-officiel », alors, vous a mis une pression particulière ? Vous étiez l’exemple à suivre en quelque sorte.

Absolument aucune. Ça ne m’empêchait pas de dormir. Les instances de la FIFA ne s’occupent pas de ce genre de titre. 

Lors de votre premier match arbitré entre le Cameroun et l'Argentine en ouverture du Mondial au stade Giuseppe-Meazza de Milan, près de 74 000 spectateurs sont présents. Il a été dit que l’Argentine a toujours été conspuée en Italie mis à part à Naples pour la demi-finale. Qu’en était-il réellement ? Est-ce que l’accueil réservé à l'Argentine de Maradona était houleux à Milan ?

Non, pas vraiment. Je ne dis pas que ça n’a pas été le cas mais vous savez, quand vous arbitrez, vous entendez tellement de sifflets contre vous puis contre les joueurs qu’il est parfois difficile de se faire une idée. C’était plus différent à Naples pour la demi-finale. Honnêtement, pour le match d’ouverture, de mémoire, et ça fait beaucoup d’années pour un vieil homme (rires), je n’ai pas souvenance qu’il y ait eu un accueil particulier, négatif, contre l’Argentine. 

Un match d’ouverture en Coupe du Monde est souvent à part…

Ce n’est jamais facile. C’est le début de la compétition. Le match est regardé dans le monde entier. La FIFA te demande de donner l’exemple pour la suite du tournoi… Tu n’es clairement pas dans une configuration normale. Tu arbitres moins avec ton style. Il y a une grosse attente autour de ce match.

« J’ai reçu des menaces de mort après le match d’ouverture comprenant des phrases du style : « N’oublie pas que tu as du sang africain… » »

Au cours de ce celui-ci, vous expulsez deux Camerounais (André Kana-Biyik à la 61eet Benjamin Massing à la 88e) mais ils remportent le match (1-0). Ça ne doit pas être évident de sortir deux cartons rouges contre la même équipe en match d’ouverture...

Ce n’était pas évident pour plusieurs raisons. La première : l’arbitre est un être humain et en prenant des décisions de cette importance il ne faut pas croire que derrière il n’y a pas ton cerveau qui te dit : « Est-ce que je ne vais pas fausser le match ? ». Il faut vite passer au-dessus de ça sinon tu perds toute ton influence d’arbitre. Il faut mentalement te dire : « Est-ce que ça mérite rouge ou pas ? ». Ce n’est jamais facile car plus de la moitié de l’équipe camerounaise jouait dans le championnat de France que j’arbitrais. Ils sont francophones… Ils me disaient : « Tu en veux à l’Afrique » ou « Il ne faut pas que l’Afrique réussisse en Coupe du monde… ». On entend souvent ces arguments pour tenter de nous déstabiliser. Après le match, j’ai reçu un paquet de menaces de mort avec des phrases du style : « N’oublie pas que tu as du sang africain », enfin bref…

Il se trouve, néanmoins, que Roger Milla est un très bon ami sportif. À la fin du match, comme ils ont gagné, je lui ai dit : « Bah Roger, tu devrais me remercier, grâce à moi vous entrez dans la légende et vous étiez à 9 contre 11 pour battre le tenant du titre argentin ». Vous vous doutez que s’ils avaient perdu, je n’aurais pas pu faire ce genre de remarque… Ce serait très mal passé. Je me souviens même d’un dessin humoristique où on me voyait donner un carton rouge aux deux joueurs camerounais. Ils rentraient penauds aux vestiaires… Il y avait alors une bulle de Jean-Marie Le Pen qui disait : « Vautrot ferait un bon ministre de l’intérieur ». Ce sont des souvenirs qui te marquent. Comme Maradona. À chaque fois que je l’ai arbitré, il a toujours eu un comportement exemplaire. Il ne me mettait jamais la pression. Il a accepté la défaite des Argentins. 

Après avoir arbitré ce match et un autre entre les Pays-Bas et l’Irlande en poules, vous vous apprêtez à arbitrer votre première demi-finale de Coupe du Monde dans votre carrière. Et quelle demi-finale : Argentine - Italie. Comment on se prépare d’un point de vue mental ?

Je n’aimais pas étudier le comportement des joueurs, etc... Je l’ai préparée comme un grand match mais pas différemment des autres. C’était particulier, car le siège des arbitres était à Rome. Moi, j’étais à Naples pour un match en tant que quatrième arbitre. Je suis rentré de nuit à Rome après celui-ci. Le lendemain, j’apprends qu’il fallait que je reparte à Naples pour diriger la demi-finale ! Les demi-finales, contrairement à ce que l’on peut penser, ce sont toujours les matchs les plus difficiles à arbitrer dans toutes les compétitions, plus que les finales. Ça peut paraître bizarre mais c’est tout ou rien pour les équipes. Elles vont en finale ou tout s’écroule brutalement à ses portes. 

« Maradona est toujours un dieu vivant à Naples »

Racontez-nous un peu l’atmosphère qui entourait ce match avec notamment le retour de Maradona à San Paolo, son antre en club avec le Napoli. 

Maradona est toujours un dieu vivant à Naples. Là-bas, dans la ville avant le match, il y avait plus de supporters de Maradona que de supporters italiens. Les Italiens qui jouaient à domicile pensaient être encouragés, étant sur leur territoire… Et là, l’inverse s’est produit. L’ambiance était pro-Argentine, pro-Maradona. Les joueurs italiens me le disaient, ils étaient très énervés. Ils le vivaient très mal. 

Une banderole est déployée dans les tribunes du San Paolo à l’entrée des joueurs : « Maradona Napoli ti ama ma l’Italia e la nostra patria » - « Maradona, Naples t’aime mais l’Italie est notre patrie ». C’est le seul stade italien dans lequel Maradona a vraiment été respecté ?

Pour être honnête, je ne me rappelle pas de cette banderole. Mais à Naples c’était clair et net. Il y avait une cassure avec l’équipe italienne. Maradona était encouragé dès qu’il touchait le ballon. Les pro-Napolitains l’emportaient sur le reste.

En prolongation, vers la 105+4e minute du match, votre assistant vous appelle car Roberto Baggio est à terre. Il se tient le visage. Vous décidez alors, après avoir consulté votre assistant, d’expulser Ricardo Giusti. Les Argentins, Maradona en tête, viennent protester vers vous. Que s’est-il vraiment passé ?

Le vrai problème, et c’est terrible pour un arbitre, est le suivant : quand tu exclus un joueur en demi-finale, tu sais que tu le prives d’une potentielle finale. Pour quelqu’un, même arbitre, qui reste humain, tu sais que tu prends une décision capitale qui peut mettre une carrière d’un joueur à terre. Malheureusement, on nous demande de ne pas avoir d’état d’âme. Là, en l’occurrence, c’est mon assistant qui m’a appelé en me disant : « Voilà ce qu’il s’est passé derrière toi, ça mérite un rouge ». Je ne me rappelle plus exactement ce qu’il m’a dit. De bonne guerre, les Argentins sont venus contester ce qui n’est pas anormal. Je ne les avais pas trouvés incorrects. Ils ont été respectueux. Mais Giusti est venu m’implorer en me disant : « Mais je ne vais pas jouer la finale si on passe… ». Il était malheureux.

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Selon le chronomètre, le temps réglementaire était déjà dépassé de 4 minutes quand vous avez expulsé Ricardo Giusti. Mais le match se poursuit encore quelques minutes jusqu’à la 105+9 ! Soit neuf minutes après le terme normal. Que s’est-il passé ? Vous avez oublié de regarder votre montre ? 

Je n’ai aucune explication, aujourd’hui, et j’en suis très malheureux. Quand je vais au Tournoi Maurice Revello (NDRL : anciennement appelé Tournoi de Toulon) chaque année, j’en parle aux arbitres internationaux présents et j’ai de la sueur froide qui me coule dans le dos. Il faut qu’un arbitre soit aidé par la chance quelques fois… Pendant ces arrêts de jeu, si l’Argentine avait marqué, je ne sortais pas vivant de l’Italie. On aurait crié au scandale. Ma carrière aurait été immédiatement terminée. Si l’Italie avait marqué, tout le monde, mis à part les Italiens, aurait dit que l’arbitre a tout fait pour que la nation locale joue la finale. Sur le moment, je ne m’en suis pas rendu compte. C’est terrible. C’est une erreur inadmissible. 

« J’ai failli ne pas participer au Mondial »

Même vos assistants ne vous ont pas prévenu ?

Beaucoup m’ont posé cette question, mais je leur ai répondu que non. C’est moi le maître du temps. Je ne veux pas me défausser sur les autres. J’assume tout. Mais sur le moment, je ne me suis rendu compte de rien ! C’est quand je suis rentré à Rome qu’on commençait à me dire : « Pourquoi tu les as fait jouer aussi longtemps ? ». C’est à ce moment-là que j’ai réalisé car, après le match, on ne m’a pas trop ennuyé là-dessus. J’étais très surpris. Pendant cette période, j’arrêtais souvent le chronomètre quand il y avait un arrêt de jeu et je le montrais aux joueurs pour ne pas qu’ils s’énervent. Alors, est-ce que j’ai oublié de remettre ma montre en marche ? J’ai fait une erreur impardonnable, inadmissible à ce niveau. Je remercie « l’arbitre céleste » qui fait qu’il n’y a pas eu de but marqué. C’est ça qui m’a sauvé, car j’aurais traîné cette erreur toute ma carrière et je n’aurais pas eu une carrière internationale de dirigeant derrière. Je me demande aussi si, pris par l’enjeu, je ne suis pas resté inconsciemment là à me dire qu’on jouait une mi-temps normale de quarante-cinq minutes au lieu d’une prolongation ? Très honnêtement, aujourd’hui, je confesse que le temps additionnel était anormal.

Pourtant, à la 105+3, on vous voit semble-t-il jeter un coup d’œil à votre montre. Maradona court même derrière vous pour vous parler. Et pourtant le jeu continue encore…

Est-ce que ma montre était arrêtée ? J’ai honte de le dire aujourd’hui mais au moins j’essaie d’être franc, je ne sais pas ce qu’il s’est passé.

Comment avez-vous réagi quand vous avez vu que le gardien argentin, Sergio Goycochea, était en train d’uriner sur la pelouse juste avant la séance de tirs au but ? Il avait fait la même chose en quart de finale juste avant la séance de tirs au but contre la Yougoslavie. 

Vous savez, quand les joueurs jouent depuis de nombreuses minutes et qu’ils ne peuvent pas sortir du terrain pour une envie pressante… C’est compliqué. Ce n’est pas prévu dans le règlement d’uriner sur la pelouse (rires) mais bon, je ne l’ai pas vu faire.

Ce Mondial 1990 fut marqué par l’obligation pour les joueurs de porter des protège-tibias. Était-ce indispensable selon vous ?

Ce n’est pas nous qui prenions ces décisions. C’étaient les instances dirigeantes afin de protéger les joueurs. Quand on se rappelle les éditions précédentes où ils jouaient les chaussettes baissées jusqu’aux chevilles… Ça ne pouvait être qu’un plus au niveau de la protection. Maintenant, c’est bien entré dans les mœurs.

Quels souvenirs personnels gardez-vous de ce Mondial italien ? 

Ce qui m’a marqué c’est que j’ai failli ne pas y aller. Deux mois avant le Mondial, il y avait des tests physiques à passer en Italie. Il pleuvait. Je n’avais jamais eu de blessure de ma vie en tant qu’arbitre. On court un cinquante mètres et au moment où je m’élance, j’ai eu l’impression que quelqu’un m’avait tiré un coup de fusil dans la cuisse. Je me fais un claquage. J’ai pensé que je n’irai pas à la Coupe du Monde. Le professeur Gérard Saillant et mon ami, le médecin du Tour de France, Gérard Nicolet (malheureusement décédé), m’ont pris en main et ont tout fait pour que je puisse revenir à temps pour la compétition. Je pensais que c’était fini pour moi. Et je me souviens que le docteur Nicolet était venu spécialement de Dole (Jura) pour me voir arbitrer au match d’ouverture. Pendant toute la rencontre il me faisait des signes, il me levait le pouce pour me dire que physiquement ça allait bien (rires). Je ne peux pas oublier ce genre d’anecdote.

« Le VAR ? Ce n’est pas mon football »

Nous voilà vingt-neuf années plus tard. L’arbitrage a bien changé depuis votre époque. Désormais, il y a le VAR (assistance vidéo à l’arbitrage). Que pensez-vous de son instauration dans le monde du football ?

Je suis un conservateur. Personnellement, je ne m’en réjouis pas, mais tout ce qu’il se passe aujourd’hui, je l’avais prédit autour de moi. Les médias en ont parlé en pensant qu’il n’y allait plus avoir d’erreurs d’arbitrage. Fini les polémiques. De mon côté, je disais qu’il y en aurait toujours mais qu’elles allaient simplement se déplacer. S’il y a un avantage à en tirer, c’est que maintenant nous parlons moins du nom des arbitres mais davantage du VAR. Mais ce n’est pas mon football. Je ne dis pas que tout est négatif. J’aurais aimé être assisté sur le carton rouge décerné au joueur argentin par exemple, ou bien sur la mi-temps de la prolongation que j’ai tardé à siffler. Mais, est-ce que les polémiques ont disparues ? Non. Le vrai problème réside dans le fait que le principe même de l’arbitrage est l’interprétation humaine. Même derrière la télé, il y a des humains. Et, au final, celui qui gagne et qui bénéficie de la décision de la vidéo te dit que c’est très bien. Celui qui n’en bénéficie pas crie au scandale.

Serait-il possible de revenir en arrière et d’enlever le VAR selon vous ?

Non, car la pression de l’argent écrase tout. Les télévisions étaient pour… On ne pourra plus revenir en arrière maintenant. L’UEFA s’y est mise aussi. Ils ne voudront pas se déjuger. Les instances officielles disent toujours que c’est très bien. Ce qui me gêne en dehors de ça est le fait que l’on ne veut pas accepter une erreur de jugement ou d’interprétation d’un arbitre mais on continue de fermer les yeux sur les erreurs incroyables de joueurs qui touchent beaucoup d’argent. Ces dernières semaines, j’ai été effaré par le nombre de pénaltys et tirs au but manqués. Or, ce sont des professionnels. Je suis malheureux pour eux. Pourquoi on n’accepte pas les erreurs des arbitres alors que l’on accepte celles des joueurs ?

 

Propos recueillis par Jordan Bozonnet pour Lucarne Opposée

Jordan Bozonnet
Jordan Bozonnet
Journaliste sportif. Suit l’essor du football exotique pour @LucarneOpposee. Passé par @TournoiMRevello, @ledauphine et @oetl. 👨🏼‍🎓@EDJ_Nice.