Quand Jorge Valdano rencontre Jorge Sampaoli, il ne peut être question que de football, celui de Rosario, de Newell’s qu’ils partagent. L’occasion de remonter le temps, croiser Menotti, Bielsa et d’autres légendes argentines. L’occasion surtout de connaître plus profondément un entraîneur unique, un homme à la poursuite d’une histoire qu’il ne cesse d’écrire. Quand Valdano rencontre Sampa, un entretien d'une heure donné sur BeIn Sports Espagne (à écouter ici), dont on vous propose la transcription et la traduction intégrale.

Cela fait combien de temps qu’on se connait ?

Enormément, je ne me souviens pas précisément mais cela doit remonter à 91-92

On parle de quasiment 25 ans. Je vais raconter notre histoire. Mon frère m’a parlé d’un jeune qui avait un enthousiasme très fort pour le football, qui voulait faire carrière dans ce monde et qui voulait prendre un café avec moi. Je reconnais que je n’étais pas emballé par l’idée parce que je rentrais une fois par an en Argentine et j’étais en famille, mais il m’a convaincu à l’idée d’aller prendre un café, de discuter une petite heure. Mais l’heure s’est transformée en cinq heures ! Mon frère m’avait demandé ce que je pensais, j’avais répondu « il est fou mais les fous obtiennent des résultats impressionnants. » Ce qui est amusant, c’est que 15 ans plus tard, on m’a parlé de toi qui réussissait de grandes choses à la U et on me demandait si je te connaissais. J’ai d’abord répondu non jusqu’à ce que mon frère me dise « comment ça tu ne le connais pas ? C’est avec lui que tu as pris un café il y a 15 ans. » J’ai nié mais il m’a dit si, c’est Sampaoli. Cette histoire résume à elle seule le football car 25 ans plus tard, c’est moi qui vient te voir

La vie est incroyable. Parce que cette rencontre, cela faisait un moment que je la souhaitais parce que je n’avais pas réussi à jouer en Primera à Newell’s et je voulais devenir entraîneur. L’être en Primera Division argentine était alors impossible et je cherchais d’autres moyens pour être prêt lorsqu’on m’appellerait n’importe où ailleurs. Il y avait des gens, comme toi, que j’admirais, et dont je voulais me rapprocher.

Aujourd’hui, j’imagine qu’il y a de nombreuses personnes qui veulent te contacter avec la même idée, pour tenter d’apprendre de toi, d’être au contact d’un personnage qui a écrit une histoire merveilleuse.

De nombreuses personnes sont venues ces dernières années pour suivre les entraînements, ici à Séville ou avec le Chili. Des entraîneurs argentins, des joueurs célèbres que j’admire énormément. Je suis reconnaissant envers ceux qui m’ont aidé et je suis ouvert aux gens qui ont besoin de moi.

Tu le vis comment d’être à la mode ?

La mode reste la mode. A mesure que le temps passera, la mode prendra fin. Ce qui me réjouit actuellement est ce que fait l’équipe et la conviction avec laquelle elle le fait. J’espère que l’équipe continuera ainsi et pourra lutter avec les meilleurs.

D’où vient ta passion pour le foot ?

Depuis tout petit je suis proche du football, j’admire chaque commentaire, j’attendais El Grafico chaque mardi qui à l’époque parlait beaucoup de tactique avec des rédacteurs qui t’apprenaient des choses par leurs commentaires. La région dans laquelle je vivais a aussi joué un rôle. Une passion démesurée. J’ai grandi dans les équipes de jeunes de Newell’s, j’ai appris à être entraîneur à Renato Cesarini avec Jorge Solari, être proche du travail qui était réalisé par Bielsa à Newell’s qui m’a toujours orienté à l’attaque, m’a fait m’intéresser aux gens qui pensent plus au but adverse qu’à leur propre but. Tout cela m’a injecté une idée du football que j’ai eu la chance de pouvoir mettre en place comme entraîneur et non comme joueur.

Tu as été joueur, gaucher, j’imagine combatif, il y a un incident, une fatalité, qui, d’une certaine manière, va marquer ton destin.

A l’époque de Jorge Griffa, Newell’s était impressionnant, jouer dans les équipes de jeunes était très difficile, ça m’a touché de faire partie de ceux qui seraient exclus mais à partir de là, je suis passé de la frustration de ne pas pouvoir être joueur de football à la volonté de devenir entraîneur. Et alors l’histoire a commencé.

La frustration de ne pas avoir été joueur existe encore ?

C’est ce que j’ai toujours voulu être. Passer de 5-6 ans à se préparer jusqu’au moment où tu peux le devenir et où on te dit que malheureusement non, c’est vraiment…

Mais tu as continué à jouer au niveau local ?

Oui, dans quelques clubs de la Liga de Casilda à Alumni, dans plusieurs clubs. Mais en parallèle, j’essayais de rejoindre des clubs professionnels de bon niveau jusqu’à ce qu’arrive la première étape au Pérou.

Tu es passé par Argentino de Rosario, une équipe de deuxième division qui était semi-professionnelle.

Newell’s l’utilisait comme filiale donc je suis passé de Newell’s à Argentino, le président de Newell’s à cette époque m’a offert un contrat. J’y suis resté une année…

Tu dois raconter pourquoi il t’a offert un contrat. L’histoire de la photo…

Une photo marquante…je dirigeais une équipe à Arequito perché dans un arbre.

Ils t’ont expulsé du terrain et…

Il n’y avait pas de tribunes…

..et tu es monté sur l’arbre pour continuer..

…pour continuer à donner mes instructions et rester proche des joueurs, j’étais plus un entraîneur de basket que de football.

Le président de Newell’s a vu la photo et s’est dit qu’il y avait une passion

Oui, j’ai eu la chance que ça excite sa curiosité.

Et cela a été un champ d’expérimentation pour toi, rencontrer ton patron footballistique. Je ne sais à quel point a évolué l’idée…

Tout le temps. Je crois que partout où je suis passé en Liga, à Argentino, ont été, avec quelques différences, une volonté de toujours vouloir générer dans des équipes mineures, historiquement soumises, une révolte qui nous permettrait de lutter avec des équipes qui nous étaient supposées meilleures. J’ai toujours tenté d’apporter des changements sur ces aspects et cela m’a formé. En Equateur par exemple, Emelec est une équipe qui est habituée à toujours être en haut. Il y a eu des situations où nous avions à générer des conduites qui allaient permettre de vaincre les craintes.

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Comme tu arrives au Pérou ?

Grâce à Néstor Rossini, une personne liée à Newell’s qui a parlé avec le président d’un club de Chiclayo, Juan Aurich, et il a pris la décision de me signer. Ce fut une expérience épouvantable, ce fut ma première expérience, le président s’en va au bout de trois mois, j’ai dû partir aussi, c’était la seule opportunité que j’avais et elle s’était envolée. Les joueurs que j’ai eus, Kukín Flores, Lobatón, Chiquito Flores, le gardien, m’ont recommandé à Sport Boys. Là, j’ai succédé à Ramón Mifflin et ce fut spécial car c’est un club que j’aime beaucoup, particulier et qui fut une expérience incroyable. On s’est qualifié pour la Libertadores avec un très bon groupe mais pour un club de quartier comme Sport Boys, ce fut magnifique ce qu’il s’est passé.

Et déjà, l’essence même de l’entraîneur que tu es aujourd’hui était la même ?

Oui, la même passion et le même enthousiasme. Une semaine nous jouions Cristal, Universitario et Alianza Lima, les trois grands. On a gagné les trois matchs en une semaine. Cela nous a donné la base sur laquelle s’appuyer et dire « on peut le faire », nous transformant en personnes décidées à changer l’histoire. Ce message ne m’a jamais quitté non plus à Bolognesi où nous avons joué deux Sudamericana et avons été champions et là, avec des caractéristiques différentes mais toujours la même touche. Le fait que Marcelo soit capable de générer avec n’importe quelle équipe cette obligation de jouer offensif me donne l’impression que c’est possible.

Tu t’es immédiatement identifié à Bielsa ?

Très rapidement. Non seulement pour le jeu, j’ai énormément aimé le Huracan de 1973, l’équipe de Menotti, mais la force de Marcelo à générer chez des équipes mineures cette révolte qui leur permet de lutter et d’essayer de s’imposer face aux grands a généré en moi une curiosité d’écouter son message. J’ai beaucoup écouté comment il parvenait à générer ces changements.

Ta deuxième étape a été Emelec en Equateur ?

Non, avant il y a O’Higgins au Chili, en 2008-2009, Emelec c’est en 2010. On gagne l’Apertura et ensuite il y a la U avec qui on gagne 5 tournois en un an et demi et la Sudamericana.

Tu quittes la U sous les applaudissements.

C’était incroyable parce que c’était le premier titre international de cette équipe, le deuxième d’une équipe chilienne et ce fut une Sudamericana incroyable.

Vous terminez la Sudamericana invaincus…

Oui, avec douze buts marqués pour deux encaissés. C’était incroyable.

Et cela t’ouvre les portes de la sélection chilienne avec qui tu vas faire des choses qui n’avaient jamais été vue auparavant comme la Copa America.

Oui, la Copa America mais aussi la qualification à la Coupe du Monde. Quand je suis arrivé, l’équipe était éliminée du Coupe du Monde. Jouer un Coupe du Monde, diriger pendant une Coupe du Monde, cela m’a offert la possibilité de vivre des choses que je rêvais de vivre et que j’imaginais si lointaines.

Vous allez en huitièmes, tombez face au Brésil, aux tirs au but au terme d’un match très serré.

On a éliminé le champion du monde, l’Espagne en phase de groupe, ce qui fut quelque chose d’historique pour nous, j’ai encore le souvenir du poteau de Pinilla qui nous a ôté la possibilité de continuer dans cette Coupe du Monde.

Et l’Europe a toujours été un horizon, un défi, un rêve ? Quelle était ta vision des choses ?

Entraîner dans un championnat tel que celui dans lequel je suis aujourd’hui est magnifique, surtout par la qualité des footballeurs qui y sont, de loin les meilleurs. Je crois que le football espagnol, le football italien par d’autres aspects, et le football anglais sont ceux qui offrent des championnats attractifs aussi par les noms qu’ils représentent. Je suis ici, dans un club qui me permet de transmettre mes idées et je veux voir si je pourrais réussir ici ce que j’ai réussi ailleurs. Après la sélection chilienne, j’espérais une possibilité en Europe, il y avait des possibilités mais je retardais un peu la décision en attendant que quelque chose qui me permettrait d’arriver dans un environnement tel qu’ici, si compétitif, et j’ai eu la chance que Séville apparaisse.

J’aimerais m’intéresser à ton évolution comme entraîneur. Tu as parlé de Menotti, de son influence sur ton idée, de Bielsa qui influence plus ta génération et qui a généré un impact, jusqu’à être proche et finalement Guardiola et Juanma Lillo et son football de possession.

Quand on a quitté le Chili, mon adjoint a pris la décision de suivre son propre chemin. J’ai alors pensé à comment faire que mon jeu d’attaque soit meilleur. Je me suis rapproché de personnes qui réussissaient à avoir autant la possession comme le Barcelone de Guardiola qui non seulement attaquait mais aussi privait son adversaire de ballon. L’idée était également de commencer à grandir comme entraîneur sur d’autre voie, de ne pas être frénétique tout le temps, parce que si on doit se projeter rapidement sur le but adverse, il faut aussi se replier rapidement, alors on a commencé à faire un mélange. On a commencé à le faire sur la fin avec le Chili. L’arrivée de Juanma allait dans ce sens, parce qu’il connait parfaitement ce qu’on voulait aspirer à faire. On s’est rapproché, on l’a fait venir avec la sélection chilienne avant de le convaincre de nous accompagner ici et j’en suis heureux.

Menotti t’as séduit par son football d’attaque, un football attractif, Bielsa t’a appris à parler, t’a inculqué une rigueur éthique mais tous deux ont en commun le fait que les deux sont très passionnés et leurs équipes reflètent souvent cette passion, cette intensité.

Oui. J’ai toujours adoré le football argentin, celui d’autrefois. Enfant, j’allais voir Newell’s, je voyais les deuxièmes mi-temps quand ils ouvraient les portes du Parque Independiencia et je voyais des joueurs de grand talent qui profitaient du jeu. Je veux toujours voir un match qui se déroule bien, et me donne le souvenir de ce football, 1973, 1980… avec des aspects différents mais toujours avec du talent sur le terrain. Aujourd’hui cela se voit beaucoup moins. J’essaie de répéter les émotions que je vivais pour retrouver ce football. Aujourd’hui, on parle beaucoup de tactique, de technologie, de préparation physique. Mais l’art du dribble, l’art du une-deux est difficile. Je veux revenir en arrière, pour aller de l’avant, je regarde le passé.

Les émotions et l’envie de vouloir prendre du plaisir en jouant font l’équipe.

Quels sont les noms, autre que ceux qu’on a déjà mentionnés, qui te restent à l’esprit ?

L’apparition de Diego à 16 ans, Houseman, Ortiz, Jorge, quand je voyais la réserve de Newell’s, je voyais des joueurs avant, je pourrais parler de Dezotti qui marquait à chaque match, toi je te connaissais de ce temps-là et je t’admirais depuis lors. La réserve de Newell’s avait un jeu spectaculaire. Martino, El Trinche Carlovich… J’ai vu El Trinche à Central Córdoba, c’était…il était capable de mettre quatre…

…Il y a beaucoup de légendes à son sujet, mais aussi beaucoup de choses vraies…

Il te touchait. Un joueur qui sans s’entraîneur pouvait émouvoir les foules par ses actions et son talent naturel. Un artiste.

carlovich

Il pourrait jouer dans ce football ?

Comme Jorge Valdivia. Il avait de nombreux soucis musculaires et je me souviens lui avoir dit « Jorge, tes jambes ne m’intéressent pas, je veux tes yeux, rien d’autre. » Il voit tout, sait quelle passe faire, à quel moment la faire. Il avait une importance capitale dans la victoire en Copa América, il était le meilleur. Il était le joueur dont nous avions besoin pour que Vargas et Sánchez reçoivent de bons ballons que l’activité d’Arturo ou d’Aránguiz ne pouvait pas offrir.

Revenons à Séville. C’est un vrai défi. On parle d’une équipe qui a connu le succès, qui jouait un football à l’opposé du tien. C’est d’un double risque de prendre une telle équipe ?

C’était un pari, c’était une équipe qui allait jouer la Supercoupe d’Europe contre le Real Madrid et d’Espagne contre Barcelone, qualifiée pour la Champions League et cela m’a séduit plus que m’a fait peur de venir dans un endroit où quelqu’un avait accompli énormément de choses dans un style totalement opposé.

Et l’idée était de changer les choses petit à petit ?

Non, de donner un grand coup de volant. Nous luttons toujours avec quelques joueurs qui sont habitués ou se sentent plus à l’aise en jouant d’une autre manière. J’essaie de toujours les pousser à aller de l’avant. C’est une lutte quotidienne mais on sent que le groupe répond bien. Tout est une question de ressenti sur le terrain - je demande souvent « comment tu sens-tu ? » -, si tu profites, n’est pas soumis, essayes de savoir qu’en face, il y a une équipe qui joue très bien mais que nous devons être meilleurs, c’est le chemin qu’on veut emprunter.

Il y a eu des hauts et des bas

L’équipe a progressé avec le temps, les résultats ont aidé. C’est un groupe qui est convaincu et nous devons faire en sorte à mesure que passe le temps que cette conviction ne se détériore pas suite à un mauvais résultat. On a joué de bon matchs et ce qui est clair aujourd’hui, plus que notre place, c’est que par la suite, il va falloir nous fortifier sur cet aspect car il y a eu une autre image, lors de la défaite contre Granada, qui est totalement distincte.

Il y a eu par exemple une sortie ratée face au Real Madrid suivi d’une véritable démonstration à San Sebastián face à un rival dangereux.

Ce fut positif, on sortait d’un match ou on a été gênés, surtout en première période, par le Real Madrid et cette gêne a été frustrante pour quelqu’un qui fait passer un message où nous devons être protagonistes. Le Real nous a été supérieur, on n’a pas su répondre à cette pression haute du Real lors du match. Après, nous avons réussi à trouver les réponses grâce à plusieurs situations qui nous ont servi à nous révolter. Nous avons approfondi la notion de possession. On est allé à San Sebastián avec la volonté de l’emporter, nous avons gagné clairement et nous avons abordé le Real Madrid avec une autre perspective.

Si le joueur n’a plus la liberté de penser par lui-même, il ne peut plus créer.

L’équipe dépense énormément d’énergie à chaque match, elle joue à un rythme très élevé, comme le dit Bielsa, elle sait jouer sans oxygène. Est-ce que l’impact que cela peut avoir à long terme te préoccupe ou penses-tu que l’état psychologique prendra le dessus.

Je pense que le psychologique est bien au-dessus. Evidemment la préparation physique est importante mais le plus important est par exemple lorsque nous égalisons face au Real Madrid, dans un match très difficile, face à un Madrid très compact derrière, il y a des joueurs qui ont pris le ballon pour aller gagner. Le match s’est gagné avec cette conviction. Les émotions et l’envie de vouloir prendre du plaisir en jouant font l’équipe.

Cela fait 20 ans que tu es dans le football professionnel, ce qui t’a permis de voir différentes générations de footballeurs. Quels sont les principaux changements que tu as notés entre les les footballeurs d’aujourd’hui et ceux d’hier ? Ton discours semble si éloigné des impératifs actuels. Les joueurs sont-ils sensibles à ce genre de discours ?

Je l’ai expliqué à un arbitre l’autre jour. Je lui ai dit « excusez-moi mais avec cet appareil dans l’oreille, vous parlez tout le temps avec vos assistants, vous n’êtes plus libres de penser. Autrefois, les arbitres pensaient quasiment tout seuls et faisaient plus attention au jeu car ils n’avaient aucune aide extérieure. » Aujourd’hui, avec autant d’informations, ils me disent que cela les aide beaucoup. Je crois que c’est pareil pour les joueurs. Avec la technologie, le football a commencé à tuer le talent. Tout est si dicté par la technologie alors qu’avant le ballon suffisait. Aujourd’hui, tu vas à un entraînement, le terrain ressemble à une piste d’atterrissage.

La métaphore de l’arbitre me semble bonne et pas seulement sur le plan de la technologie. Le footballeur actuel a aussi peu de sens critique, est entouré de représentants, de conseillers en communication, un entourage important qui lui laisse tout passer. Il n’accepte plus aucune critique alors que c’est important pour grandir.

Ce que je dis pour l’arbitre vaut pour les joueurs. Il y a tellement de gens qui viennent s’immiscer dans leurs têtes, qui ne les laissent pas profiter du moment. Nous ne sommes pas des employés de bureau. L’autre jour, nous avions préparé des schémas de relance face au Real Madrid mais la pression du rival les modifie, et je ne pouvais le prévoir. Et donc, le joueur avait des excuses, les schémas étaient automatisés et il avait perdu son pouvoir de décision. Si le joueur n’a plus la liberté de penser par lui-même, il ne peut plus créer.

Avec la technologie, le football a commencé à tuer le talent.

Mais il est formaté pour ne plus penser. Le football est de plus en plus automatisé, on n’apprend plus au footballeur à penser.

Totalement. C’est un de mes combats qui me rapproche de Juanma Lillo, ce sont les joueurs qui décident. Nous devons avoir différents moyens de répondre à un problème parce que nous ne fonctionnons pas comme un organisme qui suit un mode prédéfini. Nous avons mille nuances que les footballeurs peuvent utiliser. Mais au final, ce n’est pas moi qui décide sur le terrain.

C’est un message motivant pour le joueur. Il n’est pas seulement représentant du club mais est propriétaire de l’idée, c’est lui qui décide.

Par exemple, si je dis « on va initier une pression, » je ne déplace pas des pantins, ce sont des êtres humains qui vont rencontrer différentes situations durant le match. On peut au mieux imaginer que le neuf va presser les centraux, ou le 10, ou le 7. En fait, je ne sais pas. Il faut y aller, c’est mon message mais c’est aux joueurs de décider qui y va. L’obligation est de sentir qu’on doit aller chercher le ballon parce qu’on veut jouer.

Quel est ton moyen préféré pour transmettre tes idées, la parole, les images ?

La parole. Les images sont trompeuses. Si je parviens à montrer à un joueur, par des explications, ce que je veux qu’il fasse, si je parviens à le séduire un joueur par la parole, cela vaut plus que les images. Nous sommes générateurs d’émotions. A un moment d’un match, on peut perdre, comme l’autre jour face au Real, mais cette révolte, que l’on construit en permanence, importe plus que de se demander comment on va sortir le ballon. On doit attaquer jusqu’à la 94e, 95e minute.

La parole a plus de valeur que les images, cela vient s’opposer à l’air du temps qui semble insensible. Le joueur parait sensible à ce type de discours.

Oui. L’idée est que le joueur essaie de profiter du jeu et qu’il reste à chaque entraînement non pour aller au gymnase mais avec le ballon, pour tirer des coups francs, jouer au tennis-ballon. J’ai discuté avec Chilavert, il ne savait pas tirer. Il restait chaque jour à enchaîner les coups francs pendant des semaines, jusqu’à arriver à 500 coups francs. Pour générer ce désir pour le ballon, l’envie de les tirer, il a passé des heures sur le terrain. Je me bats continuellement contre les joueurs employés de bureau qui pensent juste à rentrer chez eux une fois que l’entraînement est terminé. C’est une obligation. La possibilité de pouvoir profiter du football est incroyable. Il y a tellement de choses qui viennent s’interposer sur ce chemin du plaisir. L’autre jour, je discutais avec Menotti. J’aimerais qu’il voit Séville mais surtout qu’il aime voir ce Séville. Il m’a dit qu’il fallait continuer à lutter car nous sommes en position d’infériorité parce que la technologie va sûrement nous dépasser. Mais l’idée est d’essayer que Samir Nasri veuille jouer tous les matchs, profite de chaque entraînement, soit heureux et nous aide, que N’Zonzi soit un joueur qui construit et non qui détruit.

Nous devons faire en sorte que l’amour du jeu ne change pas au gré des résultats.

Tu nommes deux joueurs qui ont franchi des paliers importants, c’est impressionnant à quel point quelques joueurs peuvent influer à ce point sur le style d’une équipe.

L’équipe a cette possibilité de joueur en permanence et ce sont les joueurs qui ont cette possibilité qui transmettent ce style. Il serait impossible de jouer d’une autre façon avec des joueurs qui ne sentent pas le jeu comme eux. Nasri va initier le jeu en position centrale alors qu’on l’aimerait à la conclusion, mais il sent et comprend que l’équipe a besoin de lui à cet endroit-là et il a la liberté de le faire. S’il initie le jeu, on sait que cela va déboucher sur quelque chose de bien au final. La communication entre ces deux joueurs génère la fluidité de notre jeu.

Tu penses que ce Séville a des limites ou l’euphorie peut vous mener plus loin ?

Je pense que le succès n’est pas sans fin. Nous devons faire en sorte que l’amour du jeu ne change pas au gré des résultats. Si nous perdons, c’est parce que le rival a été meilleur mais la défaite ne doit pas générer de colère, elle ne changera en rien notre idée. On doit faire en sorte qu’à chaque fois que nous entrons sur le terrain, surtout au Sánchez-Pizjuán, les gens soient euphoriques du début à la fin. Nous avons généré quelque chose que nous ne pouvons désormais pas trahir. Les gens nous voient d’une certaine façon, s’ils venaient à nous voir d’une autre manière, ce serait un échec.

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Le fait de voir Séville continuer d’attaquer pour aller chercher une victoire face au Real Madrid montre aussi l’ambition de l’équipe.

Oui, c’était une partie riche en émotions, comme celle face à Barcelone qui fut un match incroyable. Malheureusement, Messi existe et nous a tué le match.

Il avait fait un grand match

C’est bien qu’il s’énerve mais pourquoi ce soir-là ? (sourire) C’est incroyable de le voir sous pression. Ce fut un match incroyable où il nous a fait souffrir. Je le dis tout le temps, comparer Messi au reste c’est comme comparer un grand policier à Batman.

Quelle différence vois-tu entre Messi et Maradona ?

Ce sont deux génies qui sont différents sur le plan des émotions. La transmission d’émotions que générait Diego par sa façon d’être est bien différente de celle de Leo. Mais l’Argentine possède les deux meilleurs joueurs de l’histoire.

A quel niveau la culture (littérature, cinéma, musique) influe sur ton style, sur le personnage que tu es ?

A l’époque de la dictature, le rock nous a lié à un sentiment de rébellion, à toujours affronter le pouvoir, avec le temps, on s’est rapproché de cette musique, au cinéma indépendant qui parle des drames de la vie qui se rapprochent des drames vécus par certains footballeurs. Il faut gérer les footballeurs d’aujourd’hui avec tous les problèmes externes dont nous parlions plus tôt, et il doit être bien préparé psychologiquement pour trouver des solutions qui n’affecteront pas son rendement dans le jeu.

La connexion émotionnelle avec les joueurs est importante ?

Pour moi elle est fondamentale. Aujourd’hui, le joueur de football s’est transformé en une entité difficile à gérer par l’intervention de plusieurs personnes, il est difficile de faire un changement, d’avoir des joueurs qui ne participent pas, qui sont en colère. Aujourd’hui, c’est difficile de gérer tout cela et il y a des joueurs qui sont particulièrement compliqués.

Parle nous de tes tatouages et de certaines phrases tatouées sur ton corps.

L’un d’eux est en rapport au livre écrit par Pablito Paván « No escucho y sigo » (NDLR : « Je n’écoute pas et continue », titre de sa biographie officielle), un de mes voisins de Casilda, qui fait lien avec ce que tout le monde me disait à Casilda, de ne pas travailler sur un banc de touche parce que je suis un travailleurs obstiné et qu’une défaite signifierait tout perdre et me laisserait à la dérive.

Je ne croyais pas à cette phrase parce que dans le monde du foot, tu as énormément écouté, tu as suivi énormément de modèles.

A ce moment je n’ai pas écouté et j’ai continué parce que tout ce qui m’était interdit me faisait vivre. Le football m’était interdit parce qu’en Argentine, ne pas être joueur et être de Casilda, ne connaître personne… je me souviens lorsque j’étais au Pérou est sorti le livret « les Argentins du monde » et je n’y figurais pas. J’étais entraîneur en première division au Pérou mais je n’y figurais pas car je n’étais personne. Donc j’ai lutté contre toutes ces choses, les paroles de cette chanson (NDLR : le tatouage auquel Sampa fait référence, « No escucho y sigo, porque mucho de lo que está prohibido me hace vivir » que l’on peut traduire par « Je n’écoute pas et continue parce que beaucoup de ce qui est interdit me fait vivre, » est issu d’une chanson de Callejeros nommée Prohibido et que vous pouvez écouter ici) m’ont aidé et m’ont poussé à changer une histoire que j’ai eu la chance de pouvoir changer.

C’est un grand message comment la résistance à la frustration a finalement réussi à te conduire là où tu rêvais d’aller.

Oui. Jamais je n’aurais imaginé battre le Real Madrid ou jouer une Coupe du Monde, ou gagner une finale face à l’Argentine qui fut aussi heureuse que douloureuse. D’un côté un pays comme le Chili m’a donné la possibilité de vivre ce moment et faire gagner une Copa América à un pays qui ne l’avait jamais gagnée et de l’autre la douleur de mes amis. C’était unique. Je suis heureux de voir que les supporters espèrent. Cela me pousse à faire mieux parce que je sais qu’il faudra obtenir plus de 85 points, Madrid et Barcelone vont les dépasser et l’Atlético ne sera pas loin. Nous sommes ici et nous devons accomplir l’obligation de ce que nous pouvons être et s’y maintenir dans le temps. Je vais essayer de continuer à lutter pour que cette idée du football perdure.

 

Traduit de l'espagnol par Nicolas Cougot pour Lucarne Opposée

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.