Alors qu’il s’apprête à devenir le sélectionneur qui a dirigé le plus grand nombre de matchs dans l’histoire, el Maestro Tabárez se pose quelques instants lors d’un entretien donné à La Diaria. L’occasion d’évoquer sa sélection, ses projets, son fonctionnement.

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Vous avez dit lors d'un entretien que « la vie est faite de cycles ». Un nouveau microcycle va commencer pour ces éliminatoires. Comment l’abordez-vous ?

De la même manière que lors de toutes les doubles journées d'éliminatoires que nous avons eu durant les 11 dernières années. Je crois que nous avons beaucoup progressé dans la préparation des matchs, dans l'observation des joueurs durant les matchs qu'ils jouent en club, dans les convocations que nous faisons pour chaque match au vu du panorama que nous avons : joueurs à disposition, blessés, suspendus, en fonction de l'adversaire. En cela, nous avons beaucoup évolué, mais les bases restent les mêmes. Et comme toujours, nous travaillerons dans l'urgence. Certains joueurs arrivent le lundi 20 mars ; certains de ceux-là arriveront trop tard pour participer à l'entraînement que nous aurons l'après-midi et dont l'objectif principal est de réduire les effets du voyage et de la fatigue dont ils peuvent souffrir après le match du week-end avec leur équipe. Le mardi soir tout le monde sera là, même si certains ne seront arrivés qu'à midi. A ceux-là il faut laisser du temps, et ne pas trop les surcharger de travail, même s'il est nécessaire d'expliquer ce que nous allons faire. Lors de cette journée, ce sera ici, au centre d'entraînement, nous pourrons expliquer la tactique sur le tableau noir et lors des entraînements, nous essayerons de mettre en place ce dont nous aurons parlé. Le jour suivant, nous nous entraînerons aux coups de pieds arrêtés, et le jour du match nous n'aurons qu'un échauffement le matin, qui n'a pas grand-chose à voir avec la tactique du match, et le soir nous jouerons. Nous avons l'expérience de cela. C'est un point fort pour nous.

Le prochain adversaire sera le Brésil, qui est en phase ascendante depuis leur victoire aux Jeux Olympiques.

Nous affrontons un rival puissant historiquement et statistiquement. En ce moment, en plus, c'est le leader des éliminatoires, avec une avance importante, en plus d'avoir gagné six matchs d'affilés – trois à domiciles et trois à l’extérieur. Je considère que le premier événement important a été le changement d'entraîneur. L'arrivée de Tite a apporté en même temps un mieux dans le jeu et dans les résultats ; ce n'est pas une critique envers Dunga, qui a son propre style et de qui j'ai appris beaucoup de choses. Le Brésil vient avec cela. Mais en même temps que d'avoir conscience que c'est un match plus que difficile, pour nous c'est aussi très motivant et une opportunité de réussir quelque chose que l'on n’obtient pas toujours.

Avec vos adjoints, vous avez incorporé des joueurs après le mondial de 2014 au Brésil. Beaucoup sont restés, mais d'autres non. En 2012 aussi, vous aviez agi de la même façon à un moment difficile pour la sélection. Comment guidez-vous ces changements ? Pourquoi les faites-vous à ces moments précis ?

Nous organisons un processus de sélections de jeunes pour que, une fois que les jeunes arrivent en Sub-20, quelques-uns aient la possibilité d'accéder à la sélection A. Mais ce moment n'est pas quand le décrètent ceux qui réussissent ou les entraîneurs d'un jour. De cette sélection Sub-20, qui a décroché un titre et qui nous a apporté une joie immense, ils veulent déjà prendre des joueurs pour les A, sans faire la même chose que nous avions fait par le passé : attendre qu'ils jouent à un niveau d'exigences équivalents en club à ce qu'ils vont avoir s'ils jouent pour la sélection majeure. C'est le cas de Diego Rolan, de Gaston Silva, de Giorgian De Arrascaeta, qui ont eu besoin d'un peu de temps. C'est aussi le cas de beaucoup d'autres joueurs qui ont été en sélections et qui n'ont plus été convoqués. Cela ne veut pas dire qu'ils ne reviendront pas. A n'importe quel moment pourrait réapparaitre un joueur dans cette situation.

A ce moment, en 2012, est apparu Cristian Stuani.

Oui, mais Stuani a débuté en 2008, lors d'un amical en Afrique du Sud. Je le connaissais depuis bien avant. J'ai eu une conversation une fois, il y a quelques temps, avec Diego Forlán, et nous discutions de lui. En plus de bien jouer au football, Forlán respire le football de toutes parts, c'est un fanatique de football, ce qui me fait penser que, à n'importe quel échelon de la large structure du football, il pourra un jour avoir du succès. Ce que je souhaite dire est que Stuani a été en sélection, et puis n'était plus appelé, mais est revenu pour rester. Il a été meilleur marqueur en Uruguay, en Espagne, je sais ce qu'il a fait à Danubio, à Bella Vista, ses caractéristiques personnelles, comment était sa famille, un tas de choses. Mais vous savez comment est apparu son moment en sélection ? Javier Aguirre, à son passage à l'Espanyol, l’a positionné milieu droit, sur l'aile. Cela m'a intéressé, j'ai commencé à le suivre et à voir qu'il réussissait dans cette position. Je savais que quand il se rapprocherait de la surface il serait présent parce que les buteurs basent en général tout leur potentiel sur un don qu'ils ont en eux, qu'évidemment ils améliorent en travaillant, avec l’expérience, la préparation, mais qu'ils ont depuis tout petit. En cela, Stuani fut un joueur qui est venu avec les aléas de la sélection. C'est différent de ce qui s'est passé avec Cavani, qui ne jouait pas où il joue aujourd'hui, ou qui n'avait pas beaucoup d'opportunités à ce poste. Les grincheux disaient qu'il jouait latéral défensif, et ceci est une erreur, une exagération. Jamais il n'a joué latéral défensif. Ce que je veux dire est qu'il lui est arrivé la même chose récemment dans son équipe, le Paris Saint Germain. Il ne jouait pas en pointe comme aujourd'hui. Pourquoi ? Parce qu'il y avait Zlatan Ibrahimovic. Et en sélection il y avait qui ? Forlán, Abreu, des joueurs qui apportaient encore beaucoup. Donc, quand un joueur à la capacité d'être attaquant de pointe mais qu'il peut aussi apporter dans d'autres postes, et qu'il fait bien ces choses, il faut penser à la manière de l'inclure dans l'équipe. Je vous invite à voir ce qu'a fait Cavani lors du match contre l'Angleterre au Mondial du Brésil, c'est l'un des meilleurs matchs de Cavani que j'ai vu depuis que je le connais. Il a accompli une tâche tactique très importante en limitant l'atout principal de l'équipe rivale, il a effacé Gerrard du terrain, ou, pour être plus précis, il ne l'a pas laissé évoluer. Quand Cavani s'est approché de la surface, il a fait une passe décisive. Quand il est monté sur le terrain, il n'a pas touché beaucoup de ballons mais a obligé Gerrard à une passe en retrait. Il fut essentiel. Après, il s'est battu pour la victoire dans les dernières minutes. Ces joueurs, il faut les mettre sur terrain, en espérant pouvoir les mettre dans la zone où ils influent le plus, mais en sachant la chance qu'on a car ils pourront toujours réussir à un autre poste.

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A un moment ou vous étiez critiqué pour avoir mis Cavani sur un côté, vous l'avez mis 9 au Jeux Olympiques de Londres en 2012.

Oui, et je le dis au passage, ce ne fut pas une bonne expérience compte tenu des objectifs que nous avions fixé. Mais toute expérience est positive si on l'analyse et qu'on tourne cela en avantage, pas seulement sur ce qui s'est passé, mais sur ce qu'on peut faire avec ce qu'y s'est passé. C'est le véritable sens de l'expérience. En plus, et pour terminer sur Cavani, sa capacité de leader augmente chaque un jour un peu plus.

Comment analysez-vous le retour à la compétition de Martín Cáceres, Cristian Rodríguez et Álvaro González, trois piliers en sélection ?

C'est une joie que se soient concrétisés les transferts de Cebolla et de Tata. Pas parce qu'ils sont revenus dans notre championnat et dans de grandes équipes, mais parce que cela leur donne la possibilité de jouer des matchs et de se mettre en forme, et c'est cela qui intéresse le staff technique de la sélection. Il n'y a pas de doute sur leurs apports en sélection. La même chose pour le Pelado ; j'ai été très content qu'il se mette d'accord avec une équipe de Premier League et qu'il réussisse les tests physiques. Tout cela ne nous fait pas oublier qu'il n'a pas joué pendant un an un match de football. Au-delà de savoir si c'est pour jouer ou pas, ce sont des joueurs qui ont démontré qu'ils sont titulaires ou très importants, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne peuvent pas être remplaçants.    

Les sélections de jeunes ont été la marque de votre processus à la tête de la sélection. Quelle sensation vous a laissé le tournoi Sud-Américain gagné par la sélection Sub-20 ? Et la participation de la Sub-17 ? Vous dites que c'est celle qui a le plus de problème pour se qualifier à un mondial.

Nous avons toujours pensé, et essayé de diffuser, que le plus important est de se préparer, de réfléchir, de se motiver et d'apporter cela sur le terrain de jeu. Mais il faut être conscient qu'avant d'entrer sur le terrain, rien n'est gagné, que l'histoire n'est pas encore écrite. Ce qui s'est passé avec la Sub-20 et la Sub-17 sont des exemples des choses qui peuvent se passer. Dans un sport comme le football, les aspects humains, la personnalité, les émotions et les sensations sont très importantes ; pour moi ils sont essentiels. Nous ne choisissons pas les joueurs pour ces caractéristiques, mais pour comment ils jouent au football, mais ces caractéristiques peuvent interférer de tel manière qu'on ne peut pas tout expliquer avec les aspects purement techniques et tactiques. Pour ce qui est de la Sub-17, je suis surpris de ce qu'ils n'ont pas pu accomplir. La recherche du but, l'envie, ne pas se livrer, ils ont réussi à faire beaucoup d'efforts physiques et mental, mais les autres aspects n'ont pas été au rendez-vous par rapport à ce que nous avions vu à la fin de la préparation qui s'est faite lors de matchs internationaux. Mais ces choses arrivent. Nous ne pensions pas non plus avant la compétition que la Sub-20 serait championne ; je ne le savais pas. J'ai participé à des discutions avec les deux équipes avant les compétitions à la demande des deux entraîneurs, et ce que nous avions prévu était une réflexion, un questionnement avec eux sur ces points : « Pourquoi ont-ils été choisi ? Qu'ont-ils pour avoir été choisi ? Pensent-ils à cela ? En quoi sont-ils bons ? En quoi non ? Comment font-ils pour apporter le meilleur et le donner à l'équipe ? ». C'est à cela qu'il faut réfléchir avant les matchs, pas à être champion, parce que penser à être champion te disperse. C'est d'autant plus vrai avec des joueurs qui, pour des raisons d'âge, n'ont pas l'expérience d'un joueur qui a participé à 80 ou 100 matchs internationaux. En ce sens, nous souhaitons continuer à travailler avec : des préparations plus longues, des activités internationales, un spectre plus large de joueurs qui viennent au centre de formation national, pour que tous participent et essaient de montrer leurs capacités pour, éventuellement, faire partie d'une sélection de jeunes. Évidemment, il faut faire la différence entre les objectifs et le but. Les objectifs sont ceux vus précédemment ; le but est d'être champion. On peut parler du processus autant qu'on veut, mais nous n'arriverons au but qu'en réussissant dans nos objectifs. Les trois fois que nous n'avons pu aller au mondial étaient en Sub-17, et évidemment, cela est pesant. Ça l'est. Il faudra analyser plus et compiler les informations au niveau universitaire, parce que c'est une question de spécialiste sur l'évolution de l'individu à cet âge de l'adolescence : le physique, le psychologique, l’émotionnel, le social. Un entraîneur se doit d'être toujours un observateur, et encore mieux si c'est un bon observateur.

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Comment analysez-vous les échanges d'idées et la situation que vit le championnat au sujet des droits des travailleurs du football, qui a commencé il y a de cela quelques années avec Santiago Bigote Lopez et Agustin Lucas, devenu encore plus visible avec Diego Godin et les autres membres de la sélection ?

J'ai une vision plus globale sur la question. La demande des joueurs, cette demande collective pour leurs droits, s'est institutionnalisé avec la création de l'Association Uruguayenne des footballeurs professionnels en 1946. Pas seulement en Uruguay mais dans le monde entier, le football a évolué dans un sens qui n'est pas tant que cela visible ici. Nous parlons de football professionnel, ce qui implique essentiellement de l'argent, des finances, et la création de ressources. Quels étaient les ressources des clubs dans les années 60-70 ? La vente de billets et les transferts de joueurs. Aujourd'hui, ces rentrées d'argents existent encore mais sont devenus secondaires. Une équipe peut vendre beaucoup d'entrées pour chaque match à la maison, mais ce n'est rien en comparaison des droits télévisuels. Alex Ferguson, dans son dernier livre, parle de l'argent à la pelle que nous envoie la télévision. C'est un manager historique du football mondial qui le dit. Sur ce sujet, l'argent implique des transferts de footballeurs et des contrats millionnaires, mais aussi des droits à l'image.  Quand on parle d'un gros contrat pour un joueur, on dit qu'il va gagner de l'argent sur le salaire, mais aussi une partie sur le droit à l'image. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que le club achète les droits à l'utilisation de l'image du joueur et paie pour cela. Tout ce que les clubs reçoivent, ils le dépensent en infrastructures, en préparations, en améliorations des conditions de sécurité, en un tas de choses. Mais les joueurs, ils ont des droits, et beaucoup ne sont pas rémunérés. Aujourd'hui, nous avons baissé le niveau et laissé participer, ou donné beaucoup d'espace dans le football, à des gens qui ne veulent même pas être footballeur. Les offenses, les insultes, les attaques personnels abaissent le niveau de la discussion. Ici aussi il y a des droits télés, il devrait y avoir du merchandising, il y a des contrats, et c'est un milieu qui ne s'est pas développé professionnellement. Je le dis d'une manière un peu sarcastique, mais si nous faisons un championnat professionnel pour l’Amérique entière, quelque chose d'impossible mais pour faire une métaphore, l'Uruguay se battrait contre la relégation. Dans les stades, les pelouses se sont améliorés mais il y a encore des terrains qui ont été construits au début du football professionnel dans ce pays, ou avant... Améliorations ? Oui, mais l'autre jour, j'ai vu qu'on annonçait comme un événement avoir construit des toilettes dans un stade, mais on s'est finalement rendu compte qu'il n'y avait pas de toilettes handicapés. Je veux dire que nous sommes en retard, et que ce retard se résout avec de l'argent. Ces facteurs d'infrastructures, de salaires de footballeurs, du public dans les stades et de la sécurité, tout cela se résout avec de l'argent. Et cet argent doit venir des droits qui sont vendus. Comment générer ses ressources ? Les droits télévisés. C'est de cela dont on parle, et je ne comprends donc pas qu'au sein de l'Association Uruguayenne des Footballeurs il y ait tant de différences d'opinions et tant d'attaques subliminales quand tout le monde devrait tirer dans la même direction. Comme entraîneur, et entraîneur de sélection nationale, je ne souhaite pas prendre position pour des personnes, mais pour des revendications, parce que je crois quels sont en liens avec la réalité du football actuel. Je l'ai dit quand je suis revenu du Mondial en Italie 1990 et qu'ils ont fait une conférence sur le thème « Uruguay, plus jamais champion du monde ? ». Je le dis depuis longtemps, c'est une question de temps. Nous allons trouver une solution, et j'espère que ce sera rapidement.

J'imagine qu'ils sont nombreux et très beaux, mais j'aimerais vous demander un souvenir que vous gardez particulièrement de ces dix années passées dans le processus de sélection.

Je suis convaincu que cette façon de travailler est celle qui va donner des résultats. C'est difficile de construire une sélection ici, parce que nous avons comparativement moins le choix des joueurs. C'est difficile d'avoir un style de jeu. J'aimerai jouer en 4-3-3. Le Brésil le fait parce qu'ils ont cinq millions de joueurs de foot, et de ces cinq millions un bon pourcentage pourrait être joueur de sélection. Mais je ne peux pas le faire parce que je n'ai pas autant de joueurs déséquilibrants pour être compétitif si j'avais des blessés ou des suspendus. La façon la plus adéquate pour moi de travailler est de travailler avec les jeunes, de former des joueurs, de leur donner de l'expérience, sans les formater à une façon de jouer. La réflexion est celle-là, et c'est aussi celle de [Fabián] Coito, [Alejandro] Garay et [Diego] Demarco (entraîneurs des sélections de jeunes) qui sont été des entraîneurs ayant fait de grandes choses, des choses importantes pour ce processus, avec leurs apports personnels, techniques, et leurs aptitudes au travail. Surtout, du point de vue humain, une trajectoire, une ligne a été maintenue grâce à ces personnes. Je suis convaincu de cette façon de travailler et de cette aspiration à gagner. Je m'engage résolument à suivre ce chemin. Ensuite, la victoire dépend d'autres choses.

 

Traduit par Jérôme Lecigne pour Lucarne Opposée

 

 

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba